Matthieu Dartiguenave (@MattDarti) est associé co-fondateur de la société Anteprima Prime*, éditeur des artistes Manu Katché, Baptiste Trotignon et Eric Legnini. Il revient pour le site Smart, sur les évolutions des modèles économiques de la musique : 360°, live, synchro, jeux vidéo, brand content, dépublicitarisation, bundles… c’est toute une nouvelle industrie de la musique qui se dessine. Interview.

– Le modèle économique de la musique se transforme rapidement du fait d’internet, au point d’ailleurs où l’on parle de nouveaux modèles au pluriel. Quelles en sont les tendances de fond ?

Effectivement internet a transformé la musique. On peut désormais accéder à un catalogue illimité en ligne grâce à des services comme Deezer ou Spotify, on partage ses playlists sur Twitter ou Facebook et on découvre des nouveautés sur des blogs comme Pitchfork ou la Blogothèque. On assiste à des festivals ou des concerts en ligne via YouTube qui comptait pas moins de 375 millions de vidéos musicales en 2013.

Pour les créateurs, internet ouvre aussi de nouvelles voies. On peut uploader ses propres créations sur SoundCloud, considéré comme le YouTube de la musique. De nombreux services comme Zimbalam, proposent aux artistes indépendants de distribuer directement leur musique en ligne. Et les clips musicaux deviennent interactifs comme celui de Pharrell Williams pour sa chanson Happy ou celui de Bob Dylan pour Like a Rolling Stone.

Face à ces changements, la filière musicale s’est réorganisée. Après une longue crise et l’effondrement du marché du disque, les labels ont adapté leur modèle économique. Du 360° au crowdfunding, internet a fait émergé des nouveaux modèles de production, de financement et de diffusion de la musique.

Le streaming est sans doute la proposition la plus aboutie de ces dernières années. Ce dernier représente 50% des revenus du secteur de la musique en ligne selon les derniers chiffres du Snep (Syndicat National de l’Edition Phonographique). On estime qu’il y a entre 1,5 et 2 millions d’abonnés à un service d’écoute en ligne en France. Mais si les revenus publicitaires ont augmenté de 44 % en 1 an pour le streaming gratuit, les artistes n’en voient pas encore les effets concrets sur leurs revenus.

C’est le sujet de la lutte récente entre WIN (Worldwide Independant Network) et YouTube. La plateforme de vidéos en ligne souhaite lancer un abonnement payant pour l’écoute de musique sur son site. Mais la répartition des revenus proposée lèse les artistes indépendants qui pourraient disparaître de YouTube si un accord n’est pas conclu.

 

– Le téléchargement de la musique à l’acte et l’achat à l’acte, en gros le modèle iTunes, semble en déclin ?

Oui, cela se pourrait bien. Lorsque les premiers iPod sont apparus, les consommateurs de musique ont vite compris qu’ils pouvaient stocker et emporter avec eux des milliers de chansons au lieu d’une vingtaine sur un CD. Le coup de génie de Steve Jobs c’est d’avoir inventé la plateforme de vente iTunes associée à l’iPod et plus tard à l’iPhone.

Mais aujourd’hui les consommateurs de musique ont compris autre chose. A quoi bon acheter de la musique titre par titre lorsqu’on peut avoir accès à la plus grande librairie musicale du monde pour un abonnement peu onéreux. C’est sans doute l’une des raisons qui pourrait marquer la fin d’iTunes. L’heure n’est plus à la possession mais à l’accès.

Ces dix dernières années, il y a eu au moins deux tournants pour la filière musicale. Le partage de musique en Peer-to-Peer avec notamment Napster, et iTunes avec le téléchargement de musique à l’acte. Vient s’ajouter aujourd’hui le streaming.

 

– Le rachat de Beats par Apple indique-t-il une évolution ? Comment le décrypter ? 

C’est justement une réaction d’Apple face au déclin d’iTunes. La firme de Cupertino a pris du retard sur le marché du streaming et  compte sur le service Beats Music pour s’installer dans le secteur. Car la société Beats Electronics a développé, en parallèle de ses  casques audio haute définition, un service d’écoute en ligne qui pourrait bien devenir l’offre future d’Apple.

Ce type de rachat – pour une somme de 3 milliards de dollars – est aussi significatif de la politique de recrutement de talents menée  par les grandes entreprises de la Silicon Valley. Derrière Beats, il y a deux personnalités qui intéressent Apple. Jimmy Iovine est un  entrepreneur à succès dans l’industrie musicale depuis des années et son associé n’est autre que le rappeur et producteur Dr. Dre.  Apple les a d’ailleurs embauchés depuis.

[ NDLR : Google a également racheté Songza récemment ]

 

– Comment cela se passe-t-il dans d’autres pays ?

En France, quand on parle du piratage de musique, on dénonce souvent Internet. Dans bien d’autres pays, c’est l’inverse.

Que ce soit au Brésil, en Inde ou en Russie, le marché de la musique se structure peu à peu grâce à l’implantation d’offres légales de streaming et surtout grâce à la mise en place d’un réseau de distribution numérique de plus en plus solide. Même si le piratage demeure massif dans ces territoires, Internet a permis de créer une dynamique vertueuse pour ces marchés émergents. Le continent africain confirme par exemple que l’avenir de la musique, c’est le numérique – l’Afrique du Sud et le Nigéria en tête des pays les plus innovants en termes de musique en ligne. De plus en plus de labels africains optent ainsi pour une stratégie online (Freeme Digital au Nigéria par exemple).

Le dernier rapport de l’Ifpi (Fédération Internationale de l’Industrie Phonographique) a prouvé cette tendance. L’Argentine a vu son chiffre d’affaire augmenter de 69 %, l’Afrique du sud de 107 %, et le Venezuela de 85 %. Et en 2013, la plateforme d’écoute en ligne Spotify s’est installé dans 38 territoires. Toujours d’après l’Ifpi, il y aurait 450 services de streaming dans le monde qui auraient contribué à 39 % des revenus de l’industrie de la musique en enregistrée en 2013.

 

– Qu’est-ce que le modèle dit « Synchro » ?

Le terme synchro est un terme générique qui désigne généralement la musique à l’image. La musique de film, la musique de publicité, d’émissions télévisées, de séries TV et même de jeux vidéo. Il existe deux types de synchronisation : les commandes d’enregistrements, c’est-à-dire les créations originales, et le « placement », c’est-à-dire l’utilisation de musique préexistante.

Avec la réorganisation de la filière musicale, la synchro est devenue une manne financière très importante pour les compositeurs de musique. Même si les budgets varient en fonction de nombreux paramètres (la durée, le territoire, l’annonceur, la réputation de l’artiste etc.), les droits d’auteur générés par un spot publicitaire ou par un film sont devenus parfois bien plus rémunérateurs que les ventes d’albums.

Depuis quelques années ce marché s’est consolidé et stabilisé. De 2010 à 2011, les revenus de la synchronisation ont augmenté de 31 %. Les agences spécialisées dans le placement de musique à l’image se sont multipliées et les majors du disque ont même ouvert leur propre département dédié à la synchro. C’est le cas d’Universal Music avec U think !

La synchro ne se limite pas à une diversification des revenus de la musique. C’est aussi un formidable accélérateur de carrière. En 2008, le titre New Soul de la chanteuse Yael Naïm est utilisé par Apple pour le lancement du MacBook Air. L’exposition médiatique est telle que la chanson se placera en tête des ventes dans de nombreux pays.

 

– Les marques entrent aussi dans le jeu : Starbucks, The Kooples etc.

Oui, les marques s’investissent de plus en plus dans la création de contenu, le « brand content ». On peut appeler cela de la dépublicitarisation, puisque les marques ne s’affichent plus comme un annonceur bien identifié mais plutôt comme un relai média, un producteur ou un éditeur de contenu culturel. A mon sens, la relation marque-artiste ne doit pas être comprise comme une menace. Pour un artiste, la marque est un autre moyen de faire connaître ses créations.

De leur côté, les marques ont bien compris l’intérêt de créer du contenu. The Kooples et Starbucks ont effectivement lancé leur propre label musical. Les grandes agences de communication se sont positionnées dans ce secteur. Havas a crée la filiale BETC Music qui travaille pour des groupes tels que Evian ou Air France. Sans compter les nombreux bundles, ces forfaits téléphoniques qui intègrent des abonnements streaming comme le propose Orange avec Deezer.

Nous parlions de Beats Electronics tout à l’heure. Eux aussi ont mis en place une stratégie brand content avec des partenariats comme HP ou Chrysler pour distribuer BeatsAudio, un logiciel de diffusion haute qualité de la musique sur smartphone, PC ou en voiture.

Cette nouvelle relation marque-musique va même plus loin. Les stratégies marketing s’affinent de plus en plus. On parle alors de design sonore et d’identité sonore. La musique ne vient plus seulement illustrer un film ou spot publicitaire mais les valeurs d’une entreprise. Tout comme pour une charte graphique, la musique vient souligner et définir l’identité de la marque. Là encore, le secteur se structure petit à petit et les agences spécialistes de l’identité sonore prospèrent.

 

 – La synchro c’est aussi le jeu vidéo. Ubisoft a créé son département musique ?

Oui à Montréal en 2002. En effet, les bandes son des jeux vidéo sont depuis plusieurs années extrêmement qualitatives. Certaines  sont même devenues cultes comme la musique du compositeur japonais Nobuo Uematsu pour le jeu Final Fantasy développé et  publié par la société Square. Le secteur du jeu vidéo, première industrie culturelle en France et dans le monde par son chiffre  d’affaire, est très attractif pour la filière musicale.

C’est pourquoi, depuis cette année, la Sacem (Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de musique) a signé un accord avec  Ubisoft concernant la musique de jeux vidéo pour faciliter le travail entre les compositeurs français et les studios de création. Avec  ses différents accords passés avec les sociétés de productions audiovisuelles ou les éditeurs de contenus en ligne, la Sacem facilite la  répartition des droits d’auteurs et permet l’émergence de ces nouveaux secteurs.

 

– On assiste à la redéfinition des métiers de music supervisor et d’éditeur musical. Ce serait quoi la fiche de poste pour ces métiers ?

Le music supervisor n’est pas à proprement parler un nouveau métier mais son rôle a pris de plus en plus d’ampleur.

A l’origine, le music supervisor était la personne qui aidait un réalisateur à choisir les bonnes musiques pour accompagner ses images. Il fallait une grande connaissance de la musique, c’est pourquoi les premiers music supervisor étaient bien souvent des collectionneurs de disques et de vinyls.

Aujourd’hui, le music supervisor s’efforce toujours de dégoter la perle rare pour illustrer un film, mais il doit aussi obtenir les licences d’utilisation et les droits de l’œuvre, c’est le travail dit de « clearance ». C’est lui qui fait le lien entre les compositeurs et les producteurs, réalisateurs et monteurs du film, du spot publicitaire ou du jeu vidéo.

Quant à l’éditeur musical, il était à l’origine éditeur des partitions du compositeur. Avec les révolutions techniques des supports de fixation de la musique, l’éditeur a changé de métier. Son objectif est de défendre les œuvres de ses compositeurs et de favoriser leur exploitation à la radio, à la télévision, au cinéma etc. L’éditeur musical représente un catalogue de titres dans lequel le music supervisor peut se servir pour des demandes de synchronisation par exemple.

C’est ce que nous faisons chez Anteprima Prime, société d’édition musicale des artistes Manu Katché, Baptiste Trotignon et Eric Legnini. Nous accompagnons les artistes vers de nouveaux secteurs à travers la musique à l’image, le brand content, la musique en ligne pour proposer un nouveau modèle économique de financement et de diffusion pour la création musicale.

 

– Cela veut dire que les musiciens ne gagneront plus d’argent de la vente de leur musique mais de la synchro ?

La synchronisation est encore un modèle fragile. C’est un système au coup par coup qui ne donne pas encore de garantie sur le long terme aux artistes, contrairement aux concerts et aux tournées par exemple. Mais on peut penser que le brand content et la synchronisation musicale deviendront dans les années à venir des axes de développement stratégiques pour les artistes tant sur le plan financier que promotionnel.

D’un point de vue artistique, je crois que le format « album » tel qu’on le connait existera encore. Un artiste doit pouvoir proposer à son public une œuvre globale et cohérente. Quelle que soit la manière d’écouter la musique, les consommateurs de musique recherchent un univers, une personnalité, une histoire. Mais, selon moi, « l’album » deviendra davantage un outil de communication qu’un produit destiné à la vente.

 

– Internet pose aussi le problème de la recommandation. Entre l’algorithme et la curation, on a un tout nouveau modèle ? Et ca veut dire qu’une critique de musique dans Libération ou la « une » des Inrocks n’a plus le même impact que  ces nouveaux modèles ?

Internet a introduit un nouveau paramètre, c’est le nombre. Deezer et Spotify proposent plus de 20 millions de titres dans leur catalogue ! Et on ne dénombrait pas moins de 500 services de musique en ligne disponibles en 2013. Comment faire le tri dans cette montagne d’œuvres ? Comme pour de nombreux secteurs, les data et les métadata ouvrent des perspectives vertigineuses pour la création de nouveaux modèles.

En ce qui concerne la musique en ligne, les données d’identification des œuvres sont décisives pour générer des algorithmes de recommandation. Les suggestions proposées par des services comme Pandora, Spotify ou Deezer se fondent sur les goûts et les genres préférés des utilisateurs pour leur fournir une recommandation ultra personnalisée. Ces propositions automatisées sont parfois même enrichies de conseils d’influenceurs ou de curateurs comme c’est le cas des playlists réalisées par des personnalités.

Les découvertes musicales en ligne jouent donc un rôle déterminant, et si elles ne remplacent pas les prescripteurs plus traditionnels comme la presse écrite ou la radio, elles sont au moins tout aussi importantes.

 

Propos recueillis pour Smart par Raphael Camuset

*Anteprima Prime est une société d’édition musicale créée en 2013 qui regroupe plusieurs artistes de l’agence de booking Anteprima : Manu Katché, Baptiste Trotignon, Eric Legnini et Franck Agulhon. Anteprima Prime développe et accompagne ces compositeurs reconnus vers la synchronisation, la supervision musicale et le brand content.