[Le texte qui suit est extrait de SMART, ENQUÊTE SUR LES INTERNETS, publié en 2014 chez Stock. Ce livre est en cours de traduction dans une vingtaine de pays. Le chapitre qu’on va lire ci-dessous est mis en ligne en accès libre gratuitement – pour une période de temps limitée –, compte tenu du contexte particulier français en ce début d’année 2015. © Tous droits réservés.]

 

ISLAM 2.0 : En Iran, à Gaza, en Egypte, au Liban, au Qatar, en Algérie, en Cisjordanie ou en Arabie Saoudite : longue enquête sur l’islam digital. L’auteur a suivi les combattants numériques du Hamas et du Djihad Islamique, du Hezbollah ou encore les Frères Musulmans et les autorités religieuses d’Al Azhar dans une douzaine de pays arabes pendant plusieurs années.

 

SOUDAIN, SON VISAGE APPARAÎT SUR L’ÉCRAN. Grosses lunettes et petite barbe blanche, le leader charismatique est coiffé du célèbre turban noir des sayyed chiites, les descendants du Prophète. À ce moment précis, environ un millier de personnes se dressent comme un seul homme, levant le poing en signe de victoire. De plusieurs enceintes, dans l’immense amphithéâtre, résonne alors un enivrant chant militaire. La vidéo de cette intervention est en direct, me dit-on, transmise par internet. Le discours est également repris sur des dizaines de blogs et sur les sites web d’Al Manar et Al Nour, les deux principaux médias du Hezbollah. Il est très rare qu’Hassan Nasrallah, son secrétaire général et commandant militaire – l’un des hommes les plus recherchés au monde –, s’adresse ainsi, live, à l’ensemble des officiels du parti de Dieu, réunis en conclave.

Pour accéder à ce meeting secret, le 9 mai 2013, il m’a fallu montrer patte blanche. Durant plusieurs semaines, des demandes d’accréditation ont été déposées au service de presse du Hezbollah, un bureau baptisé « Media Relation of Hizbollah », qui a pignon sur rue dans le quartier d’Haret Hreik, appelé également Dahiyeh, ou plus simplement « la banlieue sud », à Beyrouth. Sans succès. Et puis, le jour même de l’événement, au dernier moment, j’ai reçu un appel du service de presse du Hezbollah qui me priait de me rendre au « Center of Lebanese Art » – le nom figure ainsi sur un panneau à l’entrée –, dans une zone baptisée Rehab, à Bir Hassan, au sud de Beyrouth. C’est un quartier à dominante chiite, bien qu’on soit tout près des camps palestiniens (sunnites) de Sabra et Chatila.

Le compound du «centre culturel» est discret, mais cerné d’immenses enceintes de béton, hautes de plus de trois mètres, et d’un portail massif, qui semble blindé, et est en tout cas infranchissable. Tout autour, des membres d’Al Indibat, la police spéciale du Hezbollah, patrouillent. Le jour où je m’y suis rendu, la grille était ouverte et des hommes en armes portant l’oreillette, nombreux, filtraient minutieusement l’accès. J’ai donné mon nom et on m’a confirmé que j’étais autorisé à entrer en ajoutant, étrangement, mon second prénom qui ne figure pourtant sur aucune carte de presse ni de visite, et que je n’avais pas communiqué. On me fouille minutieusement, sans aucune animosité, l’accueil étant plutôt cordial. Après un peu d’attente, on me conduit au 2e sous-sol et, de là, par un long couloir souterrain d’une centaine de mètres, dans des locaux ultramodernes. Je traverse des salles remplies d’ordinateurs, des studios de télévision et des salles de réunion. Plusieurs blogueurs s’affairent et mettent en ligne des articles et des images sur al.manar.com.lb, l’un des sites officiels du Hezbollah. Je suis le seul Occidental à avoir été accrédité ce jour-là pour pénétrer dans ce bunker, et tout le monde s’attache, tout en me surveillant, à faciliter ma visite.

Toujours profondément enfoui sous terre, je suis conduit maintenant jusqu’à une gigantesque salle de conférence. Elle est presque entièrement vide. Les fauteuils sont neufs et l’amphithéâtre équipé de technologies dernier cri, dont une caméra aérienne digitale complètement robotisée – une Towercam de type Super Scorpio d’une dizaine de mètres de la marque Crane. Cette caméra est animée depuis le sol grâce à un mât télescopique d’une douzaine de mètres par un cableman. Sur les écrans de contrôle, je vois les images spectaculaires ainsi produites, avec travellings et vues panoramiques à 180o.

Peu à peu, la salle se remplit. Les femmes, voilées pour la plupart, s’assoient dans la partie gauche de l’amphithéâtre, et des militaires, visiblement gradés, se placent au premier rang, les seuls à faire face à la salle et non pas à la scène. On me dit que tous les députés du Hezbollah, ses élus et certains de ses chefs mili- taires sont là, souvent accompagnés de gardes du corps. (La branche militaire du Hezbollah est considérée comme une organisation terroriste par l’Union européenne depuis l’été 2013.)

Vers 18 heures, la salle est bondée et les discours commencent, nourris de chaleureux applaudissements et de musiques entraînantes. Sur scène, de nombreuses gerbes de fleurs blanches et, déployés largement, le drapeau du Liban à côté du drapeau jaune du Hezbollah. Celui-ci est facilement reconnaissable : il arbore en son centre, en vert, un fusil d’assaut de type AK-47 surmonté d’un verset du Coran, en rouge, et du slogan « Résistance islamique au Liban ». Si aucun journaliste occidental, ni même chrétien-libanais ou sunnite-libanais, n’est présent, des représentants de médias iraniens et chiites-libanais sont là, postés au dernier rang. Sajida Shahine, une jeune journaliste du site du Hezbollah, Al Manar, me traduit les discours.

Officiellement, la soirée est dédiée au vingt-cinquième anniversaire de la radio du parti, Al Nour, mais l’intervention en personne du Premier ministre du Hezbollah puis, par internet, celle d’Hassan Nasrallah, dépassent cette simple commémoration. Le commandant militaire du Hezbollah a choisi ce cadre pour intervenir sur la question des médias. Avec fermeté, il salue le « travail de résistance » des journalistes d’Al Nour et d’Al Manar, les deux chaînes de radio et de télévision du Hezbollah, qui « ne sont pas en compétition avec les journalistes des autres médias car ils défendent une cause». Ponctuant son intervention de sourires, comme pour séduire, mais aussi de saluts militaires et de critiques assénées en criant, dans une grande violence, Nasrallah poursuit : « Les autres médias mentent. Nous ne cherchons pas à être les premiers sur les “breaking news” : nous avons un agenda différent. Il s’agit d’une guerre psychologique contre Israël, nous sommes un mouvement de résistance. » (La blogueuse d’Al Manar m’assure, comme tout le monde, que le secrétaire général s’exprime « en direct » et depuis « un lieu sûr à quelques centaines de mètres », mais j’ai beaucoup de doutes sur ce point. Je crois plutôt à une vidéo enregistrée.)

À mesure qu’Hassan Nasrallah parle, tous les journalistes qui m’entourent relaient minutieusement ses propos sur internet. Il y a là des représentants d’Al Manar et Al Nour, bien sûr, mais aussi des blogueurs des portails Alahed News, Tayyar, Al Akhbar, Al Mayadine ou de l’iranien Al Alam. Dans la newsroom toute proche, on s’active aussi pour décupler les propos du leader chiite sur des dizaines de sites web et de chaînes satellitaires, y comprissur YouTube où les meilleurs extraits de son discours sont postés immédiatement à partir de différents comptes. Sur Twitter et Facebook, la parole est également amplifiée. Des traducteurs proposent une version en anglais du discours, pour les sites anglophones du Hezbollah (le français et l’espagnol suivront peu après). « Le Hezbollah communique en dix-sept langues », me dit, en français, avec une espèce de fierté, Mme Rana, la responsable du service de presse du parti de Dieu.

 

Une guerre du Liban numérique

 

AU COURS DE NOMBREUSES INTERVIEWS, durant trois séjours, avec ses responsables à Beyrouth-Sud et au Sud-Liban, j’ai pris peu à peu la mesure du réseau médiatique et numérique mis en place depuis quelques années par le Hezbollah. Au cœur du système se trouvent les sites officiels. D’abord, Al Intikad (alahednews.com.lb) qui peut être considéré comme la parole publique du Hezbollah : il est dirigé par Hussein Rahhal, le « monsieur numérique » du parti de Dieu, et est disponible en quatre langues (arabe, anglais, espagnol et français). « C’est le site autorisé du Hezbollah, celui auquel nous nous référons », m’explique Leïla Mazboudi, l’une des rédactrices en chef d’Al Manar. « Al Manar, en revanche, est plus indépendante. C’est une chaîne de télévision satellitaire islamiste, essentiellement en arabe, doublée d’un site très performant sur lequel on décline des éditions web de la chaîne, en plusieurs langues », ajoute-t-elle (almanar.com.lb).

Voilée, parlant français, Mazboudi m’a donné rendez-vous chez Al Saha, un restaurant chic de la banlieue sud de Beyrouth. « Il faut bien comprendre que la branche militaire du Hezbollah est totalement séparée de sa branche politique. Nous, par exemple, nous n’avons aucun contact avec les militaires. On ne les a jamais vus. On ne sait même pas où ils sont. On ne parle qu’aux politiques. » (Selon d’autres observateurs, Al Manar apparaît néanmoins comme une chaîne de la branche militaire du Hezbollah.)

Le siège d’Al Manar a été bombardé une quinzaine de fois durant la deuxième guerre du Liban en 2006. Il est situé à Dahiyeh, à Beyrouth-Sud, le quartier-vitrine du Hezbollah. En marchant dans ces rues « modèles », on a un bon résumé de l’action du parti de Dieu : l’effort massif pour reconstruire le quartier chiite,la mise en place de services sociaux gratuits, la multiplication des écoles, des associations caritatives, des hôpitaux, et bien sûr des mosquées. Ce n’est pas forcément l’islam, ni le jihad, ni même la « résistance » qui ont séduit la population : c’est cette mobilisation sociale et communautaire de terrain, doublée d’un discours anticorruption. (Cette « Waad », ou promesse de reconstruction, a déjà coûté plus de trois cents millions d’euros, dont un tiers a été pris en charge par le gouvernement libanais – ce que le Hezbollah oublie souvent de rappeler.)

Les médias et le numérique font partie des priorités du Hezbollah. Pendant la guerre, Al Manar a continué à émettre et, actuellement, l’immeuble officiel, entièrement rasé par l’armée israélienne, est en reconstruction (la télévision émet depuis un autre quartier de la ville dans un bâtiment provisoire où je suis allé, mais que je n’ai pas été autorisé à visiter). Une nouvelle tour de quatorze étages, sur la rue Al Arid, sera bientôt inaugurée avec « des moyens très sophistiqués », me dit Ali, le chef du chantier, lui-même membre du Hezbollah. Une dizaine d’ouvriers s’activent devant moi, alors même qu’une grue fait dangereusement mouvement. Plusieurs niveaux du bâtiment seront réservés, me dit-on, pour les sites internet d’Al Manar, l’ensemble du projet devant être très moderne. Je demande à Ali s’il ne craint pas que la chaîne ne soit à nouveau détruite. « On n’a pas peur. S’ils nous bombardent, on répliquera. On est prêts. On se battra. »

Au-delà de la très officielle Al Manar, des sites comme Al Mayadine ou Al Akhbar sont plus indépendants, tout en restant proches de la « sensibilité » du Hezbollah. « On a des dénominateurs communs avec eux, mais ils ne représentent pas officiellement le Hezbollah », précise Leïla Mazboudi en manipulant sans cesse son smartphone. C’est un Samsung, pas un Apple. « J’aurais pu choisir un iPhone : pour les technologies, on n’a pas de préférence nationale », dit-elle, tout sourires. J’insiste : quel est ce dénominateur commun ? Leïla Mazboudi : « Je dirais qu’on a le même objectif de résistance contre le projet américano-sioniste. »

 

 

EN FACE DU SIÈGE D’AL MANAR : LE MAGASIN DE SOUVENIRS. Au cœur du quartier chiite de Beyrouth-Sud, j’y rencontre Mahdi, un jeune Libanais pro-Hezbollah, barbe de trois jours, casquette au logo vert et hoodie Hugo Boss. Il est le vendeur de Dar Al Manar, une boutique spécialisée dans les produits culturels du parti de Dieu, située sur la rue Al Arid, juste en face, donc, du siège de la chaîne. Il y a là les CDs et les DVDs des principaux discours de Hassan Nasrallah et des musiques de la « résistance militaire ». Le parti de Dieu a même créé des séries télévisées, ce qu’on appelle dans le monde arabe des « feuilletons du ramadan » (ou « mousalsalets »). Mahdi me montre l’un d’entre eux, baptisé Les Vainqueurs ou la Renaissance des armes (Al Ghaliboun). Deux jeux vidéo ont également été lancés par le Hezbollah, Special Forces 1 et Special Forces 2, lesquels reprennent, au nom près, un modèle de jeu créé par les studios Electronic Arts à Los Angeles : Battlefield 2 – Special Forces. « Dans un de ces jeux, les Américains tuaient des soldats du Hezbollah. Alors, nous, on a fait l’inverse dans une sorte de remake ou de sequel : ce sont des soldats du Hezbollah qui tuent des Américains», commente, impassible, Mahdi. Dans une autre version du jeu (dont j’ai pu vérifier le contenu), un combattant chiite a comme mission, durant la dernière guerre du Liban, de tuer le plus possible d’Israéliens. Plus récemment, en 2012, le Hezbollah a lancé son nouveau jeu vidéo, baptisé Al Redwan, en mémoire de son chef militaire Imad Moughniyah, tué dans une voiture piégée en 2008 (le Hezbollah a rendu responsable Israël de cet attentat, mais l’État hébreu a nié en être à l’origine ; quant à l’Union européenne, elle considérait Moughniyah comme un terroriste). Dans le jeu, il s’agit de refaire les missions militaires menées par Moughniyah et d’éviter, bien sûr, de se faire tuer par « l’occupant israélien ».

Lors de plusieurs conversations, Mahdi, le vendeur, reconnaît que ces jeux vidéo n’ont pas beaucoup de succès, même ici, dans le quartier chiite de Beyrouth. Le magasin d’ailleurs, où je suis allé à trois reprises, est presque toujours désert. « Les jeunes préfèrent jouer à Call of Duty ou au vrai Battlefield, car même si des jeux comme Special Forces ou Al Redwan sont bien du point de vue politique, on est à des années-lumière de la qualité de gaming des jeux américains. Alors, comme il n’y a pas de possibilité de revêtir l’uniforme du Hezbollah, ce qu’on fait, c’est qu’on joue aux mêmes jeux que tout le monde, mais, par exemple dans Battlefield, au lieu de choisir le camp US, on se bat du côté des Chinois ou des Russes, contre l’invasion américaine », avoue Mahdi, par l’intermédiaire de mon traducteur. Et dans le jeu Generals, très populaire au Moyen-Orient, les jeunes Arabes choisissent souvent l’uniforme de la Global Liberation Army (GLA), un groupe terroriste musulman. Une autre technique fréquemment utilisée est la « customization » ou l’ajout de « features » : dans le jeu Generals-Zero Hour d’Electronic Arts, on peut facilement personnaliser les équipes et jouer sous son propre drapeau, m’explique Mahdi. Dans le magasin, la chaîne Al Manar est visible sur deux écrans plats. Et à partir d’un vieil ordinateur à la connexion internet lente, le jeune vendeur me montre qu’on peut aussi accéder à ces jeux islamistes en ligne, via des sites spécialisés. Sur shiatv.net c’est même gratuit, ce qui confirme que de telles productions vidéo sont davantage des outils de propagande que des projets à visée commerciale.

À titre personnel, Mahdi s’intéresse surtout aux séries télévisées américaines, qu’il télécharge sur son ordinateur, Prison Break en particulier. Et il me demande de lui conseiller une série « avec des filles jeunes et belles ». On parle de Girls et de Glee. Plus tard, assis au restaurant Al Jawad, à deux pas du magasin Al Manar, le jeune homme me confie qu’il vote pour le Hezbollah, et qu’il est évidemment musulman chiite, mais qu’il préférerait ne pas travailler dans ce magasin. « C’est mon père qui me l’impose, avoue Mahdi. Je ne suis pas très politisé. Je suis ici contre mon gré. »

 

 

IL FAUT UNE BONNE HEURE DE ROUTE, vers le sud du Liban, pour rejoindre Mleeta. En chemin, on traverse des zones sunnites, avec d’immenses portraits de l’ancien Premier ministre du Liban Rafic Hariri, assassiné, et des zones chiites où les drapeaux jaunes du Hezbollah flottent, souvent accompagnés des photos d’Hassan Nasrallah et de son fils aîné Muhammad Hadi, tombé sous les balles israéliennes au Sud-Liban. Toutes les confessions sont imbriquées les unes avec les autres, parfois à peine séparées par une rue ou un quartier, sans oublier les fidèles du mouvement Amal, pro-syrien, pro-chiite mais anti-Hezbollah, qui affichent, ici ou là, le portrait de son leader, Nabih Berri. Au-delà de la ville de Saïda, il est nécessaire d’avoir un double laissez-passer, de l’armée libanaise et du Hezbollah, pour franchir les check-points puis, à travers les villages et les montagnes, arriver jusqu’à ce lieu symbolique de la résistance islamique.

Mleeta est à la fois un centre de ressources, un musée et une machine de propagande à la gloire du Hezbollah. On peut voir les tunnels militaires, utilisés par les soldats du parti de Dieu, et une impressionnante collection d’armes israéliennes saisies pendant les combats. « Vous pouvez prendre des photos, on n’a rien à cacher », me précise Adriss, un civil qui me fait visiter les lieux. Au mur, il y a même un organigramme extrêmement détaillé de l’état-major de l’armée israélienne, unité par unité, avec les noms de tous ses commandants, comme si le Hezbollah voulait montrer qu’il connaissait son ennemi de l’intérieur. D’un petit observatoire, on aperçoit d’ailleurs la ligne de démarcation, zone tampon entre le Liban et Israël, où les casques bleus de la FINUL sont déployés, la frontière israélienne étant à une quarantaine de kilomètres seulement.

Dans les bureaux de Mleeta, on me montre comment sont gérés les plateformes web, les blogs et les pages Facebook pro-Hezbollah. Il y a un site grand public, quasi touristique (mleeta.com), de nombreuses pages Facebook qui saluent la mémoire des martyrs du Hezbollah, ainsi qu’une adresse web plus politique (moqawama.org.lb) qui n’est accessible qu’en arabe. « C’est un des sites d’information de la résistance armée », commente Adriss. Je lui demande s’il ne craint pas que toutes les communications internes au Hezbollah soient écoutées par Israël. Il me laisse entendre alors que le parti de Dieu utilise pour sa branche militaire des réseaux internet et téléphoniques propres, plus sécurisés, indépendants de ceux qu’utilisent les Libanais et le gouvernement officiel de Beyrouth. Selon plusieurs sources, ce network sommaire a été imaginé par Hassane Laqees, architecte du réseau technologique secret du Hezbollah, financé par l’Iran. (M. Laqees a été assassiné fin 2013 à Beyrouth.)

« Le Hezbollah est une organisation très centralisée. Ils sont très efficaces en terme de propagande sur le web. Lorsqu’il s’agit de diffuser un message partout, sur des dizaines de sites relais, à leurs cadres militaires et politiques, de manière instantanée, ils sont imbattables », assure Diana Moukalled, qui dirige le site web de Future TV (elle est chiite mais travaille pour le groupe média pro-sunnite des Hariri, au siège duquel je la rencontre). « Le problème avec les organisations très centralisées, c’est qu’elles ont beaucoup plus de mal avec les blogs et les réseaux sociaux, poursuit Moukalleb. Les hiérarchies rigides ne font pas bon ménage avec le web 2.0. Quand il faut être décalé, drôle, montrer de l’indépendance d’esprit, participer à une conversation, il n’est pas possible d’attendre l’arrivée du communiqué officiel. Du coup, il n’y a guère de blogueurs et peu de comptes indépendants du Hezbollah. Et on ne les a jamais vus faire un truc marrant. »

Cette opinion est partagée par le journaliste Kassem Kassir, un modéré proche de la « résistance » islamique, que j’interroge à Beyrouth : « Comme son nom l’indique, le parti de Dieu a un langage de parti. Cela marche bien à la télévision et à la radio. Mais ce type de message n’est pas du tout adapté au web. Le Hezbollah aime diffuser ses messages, dans un esprit de propagande, mais ce n’est pas du tout la mentalité d’internet. Quand les gens postent des commentaires, ça les dérange. L’interactivité, Facebook, les blogs, les réseaux sociaux, les conversations, c’est pas du tout dans leur ADN. Pour l’instant, il n’y a pas une seule figure majeure du Hezbollah sur Facebook ou Twitter. Internet et les réseaux sociaux sont très peu compatibles avec la politique de communication du Hezbollah. » (À leur décharge, il est toutefois probable qu’un compte Facebook ou Twitter d’Hassan Nasrallah, ou d’un autre leader du parti de Dieu, serait fermé à la demande du département d’État américain.)

Des compagnons de route du parti chiite ont bien compris le problème. Ils ont créé, ces dernières années, de nouveaux médias comme Al Mayadine, Al Akhbar ou le blog The Angry Arab. « Al Mayadine, c’est le Hezbollah sans le voile », résume Diana Moukalled. L’ancien chef du bureau d’Al Jazeera au Liban, le célèbre journaliste Ghassan Ben Jeddou, un Tunisien « compliqué », mi-sunnite, mi-chrétien, marié à une chiite d’origine iranienne, dirige cette chaîne de télévision satellitaire, doublée d’un site web ultra-moderne (almayadeen.net). « C’est un média grand public clairement pro-iranien et pro-Hezbollah, si on en juge par leur couverture. Mais c’est très malin, et très bien fait. Ils veulent concurrencer Al Jazeera et ils ont beaucoup d’argent », ajoute Moukalleb. « Ces médias soutiennent clairement la résistance, mais les femmes n’y sont pas voilées. Ils ont embauché des chroniqueurs de toutes obédiences, y compris des laïques. Cela étant, ils ont pris clairement position, Ghassan Ben Jeddou en particulier, en faveur de la coalition du Hezbollah pendant les élections », explique pour sa part le journaliste Kassem Kassir. Ben Jeddou est une figure qui suscite autant de controverse que de fascination ; pour beaucoup de chrétiens et de sunnites, il est la figure idéale du traître inféodé à l’Iran et à la Syrie officielle. Il fut surtout, à l’époque où il dirigeait Al Jazeera au Liban, l’un des seuls journalistes au monde à avoir pu interviewer Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah. (Malgré plusieurs demandes, Ghassan Ben Jeddou n’a pas souhaité s’exprimer pour ce livre.)

Le site Al Akhbar (textuellement « les nouvelles ») est tout aussi efficace, dans un autre genre. « Nous sommes de gauche, libéraux, mais c’est vrai que le conflit israélo-palestinien est pour nous essentiel. Nous sommes résolument contre Israël », me précise Pierre Abi-Saab, le rédacteur en chef d’Al Akhbar, dans un français parfait. Sympathique, cet intellectuel d’origine chrétienne maronite me raconte le cheminement qui l’a conduit à défendre le Hezbollah (et à cesser d’être chrétien), lorsque je le rencontre, à plusieurs reprises, au café Bread Republic, près de la rue Hamra, à Beyrouth-Ouest.

Pour lui, le sujet central c’est la Palestine. Toutes les questions politiques sont conditionnées à la défense du peuple palestinien et à la résistance face à Israël. « Je bâtis tout mon raisonnement autour de cela », me dit Abi-Saab. Faute d’être satisfait par les compromis proposés par les chrétiens libanais, ou même par les sunnites pro-Hariri, il a ainsi basculé peu à peu, « au nom de la justice et du socialisme », du côté de la résistance islamique pro-Hezbollah. Et il s’est mis à travailler pour le journal et le site Al Akhbar. Selon Diana Moukalled, sa concurrente frontale de Future TV, « Al Akhbar est extrêmement puissant sur le web. C’est l’initiative la plus maligne imaginée dans l’entourage du Hezbollah. Ils donnent l’impression d’être libéraux, ouverts, indépendants, en particulier sur tous les sujets secondaires, comme la culture ou les mœurs. Ils sont modernes sur la question des femmes et même étonnamment pro-gays. Ils montrent un visage très “libanisé”. Mais dès qu’il s’agit d’un sujet politique majeur, ou d’une question liée à la Syrie ou à l’Iran, leurs éditoriaux ne laissent place à aucun doute. Ils collent à la ligne du Hezbollah ».

« Al Akhbar, c’est la gauche en colère qui n’hésite pas à trahir le peuple libanais », raille de son côté Hanin Ghaddar, l’une des rédactrices en chef du site Now. Magnifique brune, chiite laïque, Ghaddar est aujourd’hui très anti-Hezbollah, bien que je la rencontre au Sud-Liban, à Saïda, à une trentaine de kilomètres de Beyrouth, où elle est née dans une famille chiite pro-Hezbollah. « Le Hezbollah a créé ou soutenu toute une galaxie de médias qui vont de sites quasi militaires, comme Al Manar, jusqu’à des sites grand public, sous son influence, comme Al Mayadine ou Al Akhbar. Et même si seuls les médias et comptes officiels sont censés les représenter officiellement, c’est une stratégie très habile. Le plus intéressant, c’est que tous ces sites sont hébergés en dehors du Liban et même en dehors du monde arabe, souvent aux États-Unis ! » ajoute Ghaddar. Elle reconnaît que tous les médias au Liban appartiennent à un parti ou à une confession religieuse et elle me dit qu’elle aimerait que son site Now (now.mmedia.me/ lb/ar) réussisse à être véritablement indépendant. « Le Liban, c’est une identité. Chez Now, nous sommes clairement pro-Liban. On n’est lié à aucun parti, on appartient à un groupe privé. C’est assez original dans le paysage numérique libanais. Pour autant, si on est indépendant, on n’est pas neutre non plus. On fait des choix. On est essentiellement laïques et pour un Liban laïque. Ça aussi c’est original ! Du coup, comme le Hezbollah a été créé, financé et est dirigé depuis l’Iran, il est évident qu’on ne peut pas être pro-Hezbollah. » L’audience de Now est en forte croissance même si ce pure player reste tributaire de Google News et de Facebook pour l’accès à ses articles. « La plupart du temps, les Libanais nous lisent en passant par Facebook : c’est une spécificité du monde arabe », assure Ghaddar. Le site, qui se veut une sorte de Slate du Moyen- Orient, appartient au millionnaire Eli Khoury, un chrétien maronite qui l’a racheté à la famille Hariri. Il est soutenu également par des fondations américaines. Dans les locaux de Now que je visite à Beyrouth, je vois une quarantaine de journalistes répartis entre les rédactions arabe et anglaise, sur un total d’environ soixante-dix permanents.

D’autres sites internet ont une influence considérable au Liban, à commencer par tayyar.org du général Michel Aoun, un leader chrétien maronite allié à la « résistance » et donc au Hezbollah. De même, le site de la chaîne LBC (lbcgroup.tv), dont la ligne politique est ambiguë, flirtant avec Aoun, représente d’importantes audiences. « La compétition des chaînes satellitaires se trouve décuplée sur leurs sites web : on retrouve les mêmes divisions confessionnelles mais exacerbées sur internet », m’explique Jessy Abouhabib, au siège de LBC, au nord de Beyrouth.

Non loin de là, le groupe MTV défend une tout autre ligne (Murr Télévision n’a aucun lien avec la chaîne américaine MTV). Avec une programmation jeune, essentiellement composée de talk-shows et de divertissement mainstream, MTV est à la fois chrétienne et très anti-Hezbollah. À dessein, MTV n’hésite d’ailleurs pas à provoquer les musulmans par des émissions délurées, un discours très libre sur les mœurs et une expression de la féminité sans tabous. Et, bien sûr, son site web (mtv.com.lb) va encore plus loin que la chaîne. « Nous ne sommes pas prudes, c’est vrai. Car internet permet de tout montrer. En même temps, il n’y a plus vraiment de quoi faire les vierges effarouchées. Tout le monde a déjà tout vu sur le web. Il n’y a plus de limites à respecter car toutes les limites ont déjà été franchies », s’amuse Jad Yammine, le responsable du site de MTV. La bataille du web est la continuation de la guerre politique par d’autres moyens. Et ici, au siège du groupe MTV et de ses imposants studios, dans la banlieue nord de Beyrouth, un bastion chrétien, tout le monde est viscéralement anti-Hezbollah.

C’est le cas aussi de Roland Barbar, le directeur des programmes de Future TV (pro-Hariri), que j’interviewe dans le bunker de la chaîne au centre de Beyrouth. Après avoir franchi une enceinte surprotégée de béton et de fils de fer barbelés, sous le regard attentif de l’armée libanaise, et avoir passé plusieurs contrôles, je me retrouve au cœur de ce bastion sunnite. Du bureau de Barbar, dans une mezzanine de verre, on aperçoit la newsroom de la chaîne, à la fois vaste et ultramoderne. Conscient de la puissance médiatique des sunnites, a-t-il tendance à sous-estimer celle des chiites ? En tout cas, l’homme fort de Future TV ne croit pas aux capacités numériques du Hezbollah et me le dit dans un français parfait : « Le web passe essentiellement par des entrepreneurs indépendants. Or, le Hezbollah est bâti sur un modèle paternaliste, qui a connu un certain succès en multipliant des programmes d’assistanat, comme les hôpitaux et les services sociaux. C’est en contradiction avec ce qu’est partout le web et, plus grave encore pour eux, c’est à l’opposé de ce que sont en général les chiites ailleurs dans la région, c’est-à-dire des commerçants, des businessmen, des entrepreneurs. Le Hezbollah n’a jamais compris ça. » Selon lui, cette pente idéologique expliquerait le petit nombre de sites et le faible réseau de start-ups pro-Hezbollah, « alors qu’ils existent chez les chrétiens et chez les sunnites ». Barbar reconnaît toutefois que le Hezbollah a une forte capacité d’adaptation et, conscient de l’importance du web, le parti risque de se lancer dans une « véritable guerre du Liban numérique dans les années à venir ». Et d’ailleurs, conclut-il, « elle a déjà commencé ».

 

« Soyez le bienvenu à Gaza »

 

JE VIENS TOUT JUSTE DE FRANCHIR LA FRONTIÈRE, par le terminal égyptien de Rafah, et je reçois un SMS en arabe : « Soyez le bienvenu à Gaza. » Il est signé : Jawwal.

Pour un Palestinien, le terminal de Rafah est l’unique point de passage possible entre la bande de Gaza et le monde extérieur. Avec la frontière nord-coréenne, il est réputé parmi les plus difficiles à franchir au monde. Depuis la chute du président Mohamed Morsi, à l’été 2013, il est pratiquement hermétique. Quant aux étrangers, y compris les Égyptiens, ils ne peuvent quasiment pas l’utiliser.

L’accès est évidemment plus facile pour les diplomates, les journalistes et les humanitaires. Il m’a fallu toutefois faire une demande trois semaines à l’avance auprès de l’ambassade d’Égypte à Paris afin d’obtenir un laissez-passer spécial du gouvernement égyptien pour franchir la frontière à Rafah. Par ailleurs, une demande similaire a dû être adressée au Hamas, qui gouverne ce territoire palestinien, afin d’obtenir un visa pour entrer dans la bande de Gaza. Les demandes sont souvent refusées par les Égyptiens (le Hamas voit d’un meilleur œil l’accès des journalistes occidentaux) mais parfois, au dernier moment, le feu vert est donné par l’ambassade d’Égypte. Ce fut mon cas – la veille de mon départ pour Le Caire. Coût : 40 euros.

Il faut six heures de route, depuis la capitale égyptienne, pour se rendre au poste frontière de Rafah. C’est une zone dangereuse. Une dizaine de check-points militaires se succèdent entre la ville principale du nord-est du Sinaï, El Arish, et Rafah. Des commandos mafieux bédouins, reliés au commerce de la drogue, à la vente illégale d’armes ou à des enlèvements de personnes, opèrent dans la région. La veille de ma venue, à l’été 2013, un touriste étranger a été enlevé et assassiné ; plusieurs policiers ont subi le même sort, d’autant plus que les accords de paix de Camp David entre l’Égypte et Israël, sous le patronage de Jimmy Carter en 1978, imposent une démilitarisation du Sinaï, offrant aux pirates tout loisir de s’armer face à des militaires de figuration.

Tout autour du poste frontière de Rafah, c’est le désert du Sinaï : des dunes de sable oblongues ; de petits arbustes ; des palmiers et quelques cactus. Une imposante grille barre la route. Fin du voyage pour beaucoup. Ne la franchissent que les personnes dûment accréditées. Une foule patiente: des personnes refoulées; des bédouins du Sinaï, portant la thobe, qui proposent des shekels, la monnaie israélienne en vigueur à Gaza, contre des livres égyptiennes ; des chauffeurs de taxi en attente de clients potentiels ; des bédouins, encore, qui offrent leurs services pour tenter de passer la frontière « par les tunnels » en cas de rejet par la voie officielle.

Après avoir franchi la grille, on marche une centaine de mètres avant d’entrer dans une sorte d’immense hangar où plus d’une centaine de personnes patientent, là aussi. Il faut faire la queue à un guichet baptisé « Passport Dept » pour déposer son passeport, puis attendre. Cela prend entre une et trois heures.

Alors, les passagers en transit, pour la plupart des Palestiniens, s’occupent : ils mangent des biscuits rudimentaires achetés à un petit comptoir ou consomment un Nescafé imbuvable. Toutes les femmes sont voilées, sans exception. Certaines, peu nombreuses, portent le niqab. Des enfants crient, d’autres jouent. Ici, on lange un nouveau-né sur une chaise en plastique ; là, un homme s’est évanoui à cause de la chaleur : quelques personnes tentent de lui porter secours à même le sol et lui offrent un peu d’eau (aucun médecin ni pompier n’intervient).

Le calme, la patience de ces Palestiniens me frappe. À un moment, un agent égyptien, serviable et respectueux, vient me voir pour me faire remplir un formulaire réservé aux journalistes dans lequel il est précisé que je prends mes responsabilités en me rendant à Gaza, que je connais les risques et que le gouvernement égyptien ne saurait être tenu responsable s’il m’arrivait quelque chose ; je signe le papier. L’agent disparaît et j’attends encore une bonne heure. Il revient, enfin, avec mon passeport estampillé d’un tampon « Exit via Rafah » : le sésame qui permet de franchir la frontière égyptienne.

Au bout d’un corridor baptisé « Travel Direction » : un bus, obligatoire pour tous, attend. On patiente encore une trentaine de minutes pour que le bus se remplisse et démarre (parfois cela peut durer, comme j’en ferai l’expérience au retour, cinq ou six heures de plus). On ne va pas bien loin. Après une centaine de mètres, d’immenses portes en métal ferment le passage, prolongées d’un imposant mur de brique d’environ quatre mètres de haut. Partout, des fils de fer barbelés et de nombreux soldats qui montent la garde en armes ; un char d’assaut est également posté à l’entrée mais, me dit-on, il est lui aussi démilitarisé. Deuxième portail noir à franchir, côté palestinien, et me voici dans la bande de Gaza.

En un instant, le réseau Vodafone de mon téléphone égyptien cesse de fonctionner. Le network est bien paramétré. Le bus roule encore une centaine de mètres puis s’arrête. Accrochée à l’arrière du bus, je vois une remorque. Elle contient une centaine de valises et de gros paquets. Les soutes du bus sont insuffisantes pour transporter tous les objets de ces Palestiniens en transit. C’est la première fois que je vois une remorque accrochée à un bus.

Nouvelle procédure, cette fois avec un policier du Hamas. Interrogatoire courtois. Je dois indiquer le nom de mon « sponsor » officiel palestinien et celui-ci doit se présenter en personne de l’autre côté du poste frontière pour fournir la lettre d’accréditation du Hamas, expliquer les raisons de ma visite et remplir un nouveau formulaire. Je suis finalement le dernier passager en transit à sortir du bureau de douane.

Cinq heures après être arrivé au poste de Rafah, je peux définitivement franchir la frontière et sortir également par Rafah. La ville est coupée en deux. D’un côté, on est en Égypte ; de l’autre, en Palestine. Il est 14 heures. Et Jawwal, l’opérateur de téléphonie mobile de Gaza, prend le relais, en un instant, du réseau Vodafone égyptien. « Soyez le bienvenu à Gaza. »

 

 

JAWWAL A UN QUASI-MONOPOLE DANS LA BANDE DE GAZA. C’est une société basée à Ramallah, qui fait partie du groupe du millionnaire palestinien Moneeb Al Masry, lequel domine les télécoms avec le fixe (PalTel), le mobile (Jawwal) et internet (Hadara). Selon l’accord de paix d’Oslo, tous les câbles de téléphone et de fibre optique doivent passer par le poste frontière israélien de Erez, de sorte que l’État hébreu est capable de contrôler l’intégralité des communications à l’intérieur de la bande de Gaza. Une fois, ce seul câble officiellement déployé depuis Erez a accidentellement été coupé par une pelleteuse et Gaza n’a plus eu d’internet pendant plusieurs jours. Une autre fois, durant l’opération « Plomb durci » de 2008, Tsahal, l’armée israélienne, a délibérément coupé internet à Gaza.

«Les Israéliens sont capables d’écouter n’importe quelle conversation ou de lire n’importe quel email. Sur le plan des communications, ils sont épatants», me confirme Mohamed Meshmesh, le rédacteur en chef de Al Aqsa, l’un des principaux médias du Hamas. Le prix des communications mobiles est bon marché à Gaza et l’accès à internet généralisé, dans les cafés comme dans les habitations. En fait, paradoxalement, les Palestiniens de Gaza bénéficient d’un réseau de bien meilleure qualité que celui disponible en Égypte, pour ne pas parler du Sinaï. Dans les nombreux magasins de téléphonie mobile de Gaza, on trouve des téléphones à des prix abordables pour les Palestiniens. Ces appareils, et la plupart des produits de consommation autorisés, viennent d’Israël par le poste frontière de marchandises de Kerem Shalom, au sud-est de la bande de Gaza. Là, à proximité de Rafah, j’ai vu le défilé ininterrompu des camions semi-remorques, obligés de décharger toutes leurs marchandises sur le sol pour une inspection rigoureuse, de changer de conducteur et même de véhicule (car les camions qui arrivent d’un côté ne peuvent pas repartir de l’autre). En tout cas, des tonnes de marchandises, y compris des téléphones, des tablettes et des ordinateurs de différentes marques, sont ainsi autorisées à franchir légalement chaque jour ouvrable la frontière par ce corridor. Tout ce qui n’emprunte pas la voie normale passe par les « tunnels ».

« Les médias et les sites web sont liés aux partis, c’est comme ça », reconnaît Mohamed Meshmesh, que j’interroge au quartier général des médias du Hamas. De l’extérieur, le bâtiment ne paye pas de mine. La rue Al-Haj Amin Al-Houseini, au nord de la ville, n’est même pas goudronnée : c’est un chemin de terre. Peu discrets avec une antenne émettrice de plus de vingt mètres de haut, les locaux sont banals, hébergés dans une villa quelconque, même pas bourgeoise, avec deux garages poussiéreux au rez-de-chaussée. On monte au premier étage, après un contrôle minimal, et on franchit une porte vitrée. Tout change. Le béton bon marché et sale s’efface sous des tapis luxueux. La chaleur accablante du rez-de-chaussée s’évanouit grâce à une climatisation hors pair. Les escaliers poussiéreux sont remplacés par un ascenseur efficace. Des bonbonnes d’eau filtrée, un peu partout. Des fleurs aussi, belles et fraîches, mais enlaidies, à mes yeux, par leur présentation sous forme de gerbes décoratives.

Hamas, Jihad islamique ou Fatah : à Gaza, comme j’allais le constater, tous les médias et les sites web dépendent des formations politiques. Ici, il y a la radio officielle Voice of Al Aqsa, les sites web dédiés, les community managers pour les réseaux sociaux et, à deux pas, la chaîne de télévision Al Aqsa – les principaux médias du Hamas. (Le Hamas est officiellement considéré comme une organisation terroriste par plusieurs pays, notamment les États-Unis, mais aussi la France, ainsi que par l’Union européenne [cette interdiction est en cours de réexamination après son annulation en 2014].)

Depuis une dizaine d’années, et notamment depuis sa victoire électorale à Gaza en 2006 et sa prise de contrôle autoritaire de la bande de Gaza en 2007, le Hamas a développé une présence médiatique et numérique exceptionnelle. À de nombreuses reprises, ses émetteurs de télévision et ses studios de radio ont été bombardés, ses sites internet, déconnectés. La chaîne de télévision du Hamas a même été entièrement pulvérisée durant l’opération israélienne « Plomb durci », obligeant ses journalistes à travailler depuis des bureaux souterrains secrets. Mais aujourd’hui, le haut responsable du Hamas que j’interviewe affirme qu’il n’a rien à cacher, ce qui tranche avec la culture obsidionale que l’on prête au parti islamiste, proche des Frères musulmans. Après un entretien formel, Mohamed Meshmesh m’autorise à visiter les locaux des médias du Hamas, bureau après bureau, étage après étage. Il m’offre du jus de goyave et un café turc.

En circulant librement, je suis frappé par le professionnalisme et la courtoisie de la trentaine de journalistes que je croise. Ce sont tous des hommes. Ils s’affairent en studio, en régie, en cabine de montage ou dans la « war room » digitale, située au second étage. Internet est une priorité pour le Hamas et on me montre des sites officiels et officieux, des pages Facebook, des comptes Twitter, une véritable batterie d’outils de diffusion – de propagande ? – du Hamas.

« Les Israéliens peuvent tout faire. Ils peuvent nous bombarder complètement, s’ils le souhaitent, ou détruire seulement nos émetteurs, ou encore brouiller notre antenne. Ils arrivent même à prendre le contrôle à distance de nos programmes et à diffuser à la place leurs propres messages », se lamente Mohamed Meshmesh. Qui ajoute : « Ils peuvent aussi entrer dans nos sites et publier sur nos pages Facebook, comme s’ils en étaient les administrateurs. »

Pour sa communication, le Hamas a développé un important outil : le Kassam Forum. Je visite le bureau qui gère cet espace de discussion publique et d’échange : plusieurs « modérateurs » s’occupent du forum. « Ce ne sont pas des modérateurs, ce sont des radicaux ! » me dira un responsable du Fatah, le parti ennemi. Préférant rester anonyme parce qu’il vit à Gaza et a peur des représailles, ce dernier ajoute : « Le problème avec le forum du Hamas, c’est que ça ressemble à tout sauf à un forum. Il n’y a pas d’échange. Il faut être membre pour y accéder et les modérateurs valident les contenus conformes à la propagande du parti. Les commentaires non souhaités sont supprimés. Tout ça n’est pas fait de manière très subtile. C’est une communication d’autant plus unilatérale qu’elle n’est pas forcément faite en direct. » (Le forum du Hamas apparaît en effet asynchrone et ne semble pas instantané, comme le sont généralement les chats.)

Lorsque j’interroge certains blogueurs et modérateurs du Hamas, ils me laissent entendre qu’une partie importante de leur travail consiste, en effet, à éviter l’infiltration de personnes « inopportunes » (le terme renvoie à des Israéliens, bien sûr, mais aussi aux membres du Fatah). Pour déjouer ces ennemis, ils multiplient les précautions et les identités. « J’ai douze comptes email sous Yahoo, Gmail, Hotmail, etc. », me précise l’un d’entre eux. Parfois, certains comptes du Hamas sont autoritairement fermés par les géants du net américains, par exemple celui, en anglais, des Brigades al Qassam (@AlqassamBrigade) suspendu par Twitter. « Deux poids, deux mesures », s’est indigné le Hamas.

Au mur, dans le couloir, je remarque la photographie de deux journalistes du Hamas tués par l’armée israélienne. Un peu plus tard, en sortant de l’ascenseur, lorsque je reviens au premier étage, un jeune homme me demande gentiment de quel pays je viens. Apprenant que je suis français, il m’encourage, en souriant, à « devenir musulman ». « Tais-toi », lui répond un autre homme, visiblement soucieux de montrer un visage tolérant.

 

 

LE HAMAS N’EST PAS RÉPUTÉ POUR SA TOLÉRANCE. Outre ses attentats contre Israël, les organisations internationales des Droits de l’homme lui reprochent de nombreuses exécutions sommaires d’opposants palestiniens. À Gaza, le Hamas a impulsé un contrôle strict sur les idées, la culture et les mœurs à une société déjà très conservatrice. Pour avoir émis des réserves sur son action, des centaines de militants et journalistes du Fatah, le parti au pouvoir en Cisjordanie, ont été arrêtés, interrogés, emprisonnés et, parfois même, selon plusieurs rapports de Human Rights Watch et de la Croix-Rouge internationale, torturés ou exécutés.

Faute d’avoir ici un média papier autorisé, le Fatah s’est replié sur internet depuis la victoire du Hamas à Gaza. Il a créé un chat performant, le « Fatah Forum», très décentralisé, qui compterait près de 500 000 membres (selon ce que m’indique un responsable du Fatah). Le forum est diablement efficace et, coordonné par un réseau disséminé d’administrateurs anonymes, peu facile à censurer. « Mon frère est resté douze jours en prison à cause du Fatah Forum. Le Hamas voulait le faire parler pour connaître le nom des administrateurs », explique Atef Abuseif, ancien responsable médias du Fatah, qui vit encore dans le camp palestinien de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza. Il poursuit : « Mais c’est très sophistiqué. Personne ne sait qui anime le forum et le serveur est certainement à l’étranger. Cependant, si vous avouez être correspondant d’un site du Fatah, le Hamas vous inflige six mois de prison, au bas mot. »

Le forum, mais aussi les nombreuses pages Facebook du Fatah, permettent aux membres du parti nationaliste palestinien de communiquer entre eux, et avec Ramallah, la capitale. D’une manière générale, les pages Facebook sont plus locales que le forum. Il existe un compte Facebook officiel du Fatah pour chaque « manteka », un district géographique dans l’appareil du Fatah. Il y a ainsi quatre mantekas à Jabaliya, et donc quatre comptes Facebook, une dizaine à Gaza-Ouest, une quinzaine à Gaza-Est, une centaine au total dans la bande de Gaza. On y trouve des informations sur les réunions, l’actualité du quartier, les morts. « Dès que le Hamas trouve, sur nos pages Facebook, des messages qui leur sont hostiles, ils nous arrêtent », lâche Atef Abuseif.

En parallèle, le Fatah a mis en place un système très original de communication directe par SMS. À partir des numéros d’adhérent ou de simple sympathisant, il envoie en masse des SMS. Centralisé et – probablement – géré depuis Ramallah, le système fonctionne bien sous Jawwal, l’opérateur de téléphonie mobile palestinien. Chaque liste de diffusion comporte des milliers de numéros de téléphone et, à la moindre urgence, tous les sympathisants du Fatah sont alertés. Pour éviter que les administrateurs de ces listes soient arrêtés, ils utilisent pour leurs envois des cartes SIM anonymes, non officiellement déclarées chez les revendeurs Jawwal de Gaza. Plusieurs responsables de ces listes ont néanmoins été interpelés par la police du Hamas, écopant d’une peine de trois mois de prison. Le parti islamiste radical vient également d’interdire toutes les cartes SIM secrètes, celles que certains appellent à Gaza, avec humour, les « puces voilées ».

« Le Hamas nous interdit de nous réunir, nous n’avons guère de mosquées, où les discussions politiques ont traditionnellement lieu, et il nous interdit de communiquer entre nous. Alors, on s’est repliés sur Facebook et sur les téléphones mobiles », confirme Atef Abuseif. Pourtant, si la branche du Fatah de Gaza est en avance sur les nouvelles technologies, elle semble avoir perdu beaucoup de crédit auprès de la jeunesse locale. « Le Fatah est âgé. Son personnel politique a vieilli et ses idées aussi. Il nous faut de nouvelles idées. Désormais, pour plaisanter, lorsqu’un Palestinien dit qu’il n’a pas de parti, lorsqu’il n’a guère d’idées ni de combats, on se moque de lui en disant qu’il vote Fatah. Il nous faut changer cela », reconnaît Atef Abuseif. Écrivain et universitaire, Abuseif s’est pour l’instant retiré de la vie politique et me dit ne plus faire partie des réseaux officiels du Fatah.

Contrairement à ce que l’on peut imaginer lorsqu’on est en dehors de la bande de Gaza, les tensions politiques n’opposent guère, ici, les Palestiniens aux Israéliens. Si les Palestiniens sont unis contre l’État hébreu, ils sont violemment divisés sur la manière de gérer Gaza. La censure qu’impose le Hamas au nom de la résistance, son refus du pluralisme politique, les nombreuses arrestations – et récemment l’adoption d’une nouvelle loi contre la mixité des écoles – sont des menaces importantes contre la démocratie, l’état de droit et la vie sociale à Gaza. En Cisjordanie, le Fatah a été accusé des mêmes dérives à l’encontre des membres du Hamas.

Chacun, surtout, poursuit son propre agenda. Côté Fatah, la « libération » de la Palestine est – officiellement – la seule priorité ; mais des voix critiques s’élèvent depuis longtemps pour dénoncer l’inaction, sinon les dérives mafieuses et les détournements financiers, du parti de Mahmoud Abbas. Côté Hamas, l’agenda colle davantage à celui de l’islamisme sunnite en général, et des Frères musulmans en particulier. La « libération » de la Palestine s’inscrit dans un combat plus large, financé notamment par le Qatar, les partis « frères », hier par la Syrie et le Hezbollah libanais, aujourd’hui peut-être encore par l’Iran et probablement jusqu’à sa chute par l’Égypte de Mohamed Morsi. Le Hamas subordonne les intérêts des Palestiniens à ses stratégies étrangères et rejette toute offre de paix articulée avec Israël, en refusant la naissance de deux véritables États israélien et palestinien – autant d’idées que le parti terroriste combat. Enfin, s’agissant du Jihad islamique, son financement iranien lui impose un agenda encore plus international : par exemple, si Israël intervenait contre les armes nucléaires iraniennes, le Jihad attaquerait sans doute Israël immédiatement depuis Gaza, en rétorsion, ce que ferait peut-être avec plus de retenue le Hamas. Ainsi, le Fatah, le Hamas et le Jihad islamique ont en commun l’objectif de « libération » nationale, mais sont en désaccord sur presque tous les autres sujets.

 

 

CRÂNE RASÉ, PETITES LUNETTES, WAEL FANONA a sur le front une marque indélébile laissée au moment de la prière, lorsque la tête frotte le sol – un signe de grande piété. Il est le directeur des médias du Jihad islamique dans la bande de Gaza. Je le rencontre au 7e étage d’un immeuble de bureaux au centre-ville de Gaza. De ses fenêtres, grandes ouvertes de tous les côtés, les courants d’air soufflent plus que de raison, offrant une climatisation bon marché et faisant tout virevolter. Sur des étagères, de nombreux diplômes, un drapeau du Jihad, des souvenirs – dont une maquette du dôme du Rocher de Jérusalem – et un portrait, au fusain, du fondateur du Jihad islamique, Fathi Shaqaqi (assassiné à Malte par les services israéliens). « La plupart des gens qui travaillent ici ne sont pas membres du Jihad islamique. Les médias sont rattachés à notre parti politique, qui est très séparé de notre branche militaire », me précise Wael Fanona. Cet homme me frappe par son calme, sa patience et sa courtoisie. (J’apprendrai par la suite qu’il a été arrêté à 24 ans par Israël, et qu’il a fait 23 ans de prison : il fut parmi les prisonniers échangés contre la libération du soldat Gilad Shalit en 2011.)

Des fenêtres de l’immeuble, je contemple la ville de Gaza, immense, lumineuse, bouillonnante. Ses habitants aiment la vie et sont en quête de normalité, en dépit des coupures d’électricité (le courant est disponible environ huit heures par jour, avec une rotation par quartier), de la pénurie d’eau et d’essence, du blocus et des bombardements intermittents. À Gaza, un représentant de l’UNRWA, l’agence des Nations unies, me fera d’ailleurs remarquer qu’il a l’impression absurde d’une guerre jamais terminée durant laquelle l’armée israélienne passe son temps à détruire, avec des bombes financées par les Américains, des installations palestiniennes financées par les Européens.

Et puis, il y a la censure. « C’est vrai, je ne suis pas membre du Jihad, pas même sympathisant. Mais il n’y a pas de travail à Gaza pour un journaliste, en dehors des partis. Alors je travaille ici », m’explique le lendemain, dans un café, un blogueur du Jihad islamique (lequel préfère rester anonyme compte tenu de ses propos et par peur des représailles). Il me précise aussi que, dans l’exercice de son travail, il doit suivre des consignes très précises. Sur internet, sur les blogs comme sur Facebook, toute l’architecture du Jihad est très contrôlée et très hiérarchisée.

Au 3e étage de ce bâtiment du Jihad islamique se trouve Al Quds TV, la télévision satellitaire du même parti; au 7e, Al Quds Radio et les sites web. Ailleurs, à chaque étage, qu’il faut monter à pied car l’ascenseur est en panne, je découvre des agences de presse et, tout en haut, sur le toit, les émetteurs. « L’armée israélienne a réussi à détruire, en novembre 2012 durant l’opération “Pilier de défense”, par une frappe chirurgicale, tous nos émetteurs sur le toit, ici, juste au-dessus du 7e étage, sans même détruite le bâtiment », se désole Wael Fanona, à la fois énervé et émerveillé par cette prouesse technologique. Abd Alnaser Abo Oun, un célèbre journaliste d’Al Quds, qui assiste à l’entretien, sort un smartphone et me montre la vidéo de la destruction des émetteurs, comme pour confirmer cette information. « Celui qui a filmé cette vidéo a perdu une jambe dans l’opération », précise Abo Oun.

Internet apparaît comme une solution pour faire face aux bombardements. La diffusion hertzienne est coûteuse et les antennes, visibles. Diffuser des images et des sons sur le web passe plus facilement inaperçu. « C’est la priorité du Jihad islamique », confirme Abdallah, un journaliste digital qui travaille là.

La compétition avec le Hamas passe aussi par le web. « On a peut-être plus de libertés que les médias du Hamas », me dit Wael Fanona, qui reconnaît entretenir d’« assez bonnes » relations avec ce parti frère. Mais, en passant, l’air jaloux, Fanona m’interroge pour savoir si les studios du Hamas sont plus beaux que les leurs.

Peu avant mon arrivée, le Jihad islamique, vraisemblablement pour afficher son hostilité aux consignes actuelles de cessez-le-feu du Hamas, a lancé une micro-offensive depuis Gaza contre Israël : une petite dizaine de roquettes Al Quds – l’équivalent pour le Jihad des roquettes Qassam du Hamas – ont été envoyées depuis Gaza, faisant peu de dégâts, mais suscitant une réplique immédiate de Tsahal. Quatre lieux stratégiques du Jihad ont été brièvement bombardés par Israël la nuit suivante. C’est l’actualité du moment et tout le monde dans la newsroom me parle de ces récents accrochages.

Pendant une heure, je visite les locaux des médias du Jihad islamique. Le nombre de journalistes web me frappe ; leur jeunesse aussi. Ici, ils animent les pages Facebook du parti (ainsi que les pages supposées être indépendantes mais dont ils sont également administrateurs) ; là, ils gèrent plusieurs fils Twitter. Ailleurs, ils s’évertuent à développer des applications iPhone et Android. Dans chaque pièce, je vois des dizaines d’ordinateurs et, souvent, un Coran traîne sur une table ou une étagère. À l’entrée des locaux, il y a une salle de prière. Les studios, c’est un fait, sont moins beaux que ceux du Hamas, plus rudimentaires, mais l’atmosphère y est tout aussi bon enfant et studieuse. Au mur, je ne peux manquer l’immense photo de Hassan Shakora, un journaliste du Jihad islamique : il porte un pull à col roulé et avait 24 ans lorsqu’il a été tué par l’armée israélienne.

 

 

DE L’EXTÉRIEUR, CELA RESSEMBLE À DE PETITS HANGARS avec des capotes de plastique, pour les plus riches d’entre eux, ou à de petites serres agricoles avec des bâches, pour les plus pauvres. On a l’impression d’un monde aérien, ouvert à tous les vents, quand il s’agit en fait d’un monde entièrement souterrain. Les tunnels défient toutes les lois humaines et pourtant ils sont la quintessence de l’esprit de survie. « Une idée brillante », selon le blogueur Mahmoud Omar.

«Près de deux millions de personnes sont traitées d’une manière inadmissible à Gaza. Les Palestiniens n’ont pas le droit de vivre “on the ground” alors ils se déplacent “underground” », ajoute Mahmoud Omar (un Palestinien de Gaza, que j’interviewe au Caire, et qui fait souvent l’aller-retour entre Gaza et l’Égypte). Près de la ville de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, on compte plusieurs centaines de tunnels qui passent sous la frontière égyptienne. Les chiffres varient entre cinq cents et huit cents, selon les sources. Ceux que je visite, pour voir par où circulent les ordinateurs portables et autres téléphones mobiles, sont situés dans une banlieue de la ville, mais d’autres sont plus à l’ouest (plus rarement à l’est). Ils font entre cent et trois cents mètres de long et sont creusés à une profondeur de trois à sept mètres. Parfois, au risque de l’éboulement, les uns au-dessus des autres.

Pour accéder aux tunnels, il faut une autorisation du Hamas qui gère, côté Gaza, ce commerce bien organisé. Les tunnels n’ont rien d’anarchique. « C’est une industrie commerciale bien rodée qui rapporte beaucoup au Hamas », confirme le cinéaste palestinien Khalil Muzayen. Et, en effet, je discute avec les agents du Hamas qui gèrent les points de passage vers les tunnels et j’apprends de leur bouche qu’ils font payer des taxes. Il y a même, dans la ville de Gaza, un ministère officiel, au sein du gouvernement du Hamas, baptisé « Borders and Tunnels administration ». Le Hamas régit les tunnels et prélève sa dîme.

Au-delà des tunnels « privés », qui permettent aux produits non autorisés par Israël d’entrer dans la bande de Gaza, il existe aussi des tunnels secrets, mieux sécurisés et creusés plus en profondeur, qui permettent au Hamas de s’approvisionner. C’est par ces tunnels que les ordinateurs, les tables de mixage et tous les équipements techniques nécessaires au fonctionnement des sites et des studios du Hamas ont été transportés (selon ce que m’explique Mohamed Meshmesh, le responsable du Hamas). Des armes aussi ? Personne ne me l’a avoué et je ne les ai pas vues ; mais leur circulation souterraine est un secret de polichinelle.

Les tunnels ont aussi leur part de normalisation. Des Frigidaires ? Des machines à laver ? Il en passe des centaines chaque semaine. Du matériel de construction ? Des briques ? Du ciment ? Il y a des tunnels spécialisés. Des voitures ? Certains tunnels, plus larges, sont de véritables routes que les véhicules peuvent franchir. Car les tunnels ne servent pas seulement au passage des produits interdits, ils permettent surtout un commerce de biens bon marché – bien moins chers que ceux qui passent par Kerem Shalom, le poste frontière marchandise tripartite légal entre Gaza, Israël et l’Égypte (il est situé à l’extrême sud-est de la bande de Gaza, près du kibboutz du même nom).

« Les téléphones, les tablettes et les ordinateurs qui transitent par Israël sont de bonne qualité mais ils sont assez chers. Pour avoir des appareils moins chers, ils doivent passer par les tunnels », me dit Ahmed Shawa, un jeune Palestinien qui vend des téléphones et des tablettes au magasin Jawwal à l’angle de la rue de Palestine et de la rue Shohadaa à Gaza.

Il y a quelque temps, une jeune société de livraison express, sorte de Fedex palestinien baptisé Yamama Delivery, a réussi un beau coup de communication en proposant de livrer rapidement à Gaza, via les tunnels, des commandes de Kentucky Fried Chicken en provenance d’Égypte. Succès garanti.

« À Gaza, vous pouvez appeler un taxi et lui dire de vous mener aux tunnels. Il y a une compagnie qui affirme “effectuer le trajet 24 heures sur 24” ! On plaisante même sur les options possibles pour sortir : la frontière ou l’aéroport. L’aéroport, ça veut dire les tunnels ! Car ça va beaucoup plus vite ! » ironise le blogueur Mahmoud Omar. Qui a passé plusieurs fois la frontière par les tunnels. « Quinze dollars, c’est le prix », affirme-t-il.

Pourtant, selon les périodes et les événements politiques, l’armée égyptienne met en place une zone de sécurité stricte qui limite très fortement l’accès aux tunnels. Récemment, le nouveau pouvoir au Caire en a même fait détruire des dizaines et a classé le Hamas comme organisation terroriste. Comme le poste de Rafah est lui aussi fermé régulièrement, en fonction d’aléas difficilement prévisibles, Gaza redevient alors, pour son 1.7 million d’habitants sans tunnels ni frontière ouverte, avec ses promesses de pénuries et en dépit de son réseau internet vital, une vaste prison.

 

« Les citoyens iraniens peuvent-ils lire vos tweets ? »

 

RAMYAR VEND DES TÉLÉPHONES MOBILES dans le Grand Bazar de Téhéran. Il n’est pas le seul. Dans la rue où je rencontre ce jeune Iranien, tous les magasins proposent des portables. (Certains noms, lieux et situations ont été modifiés dans cette partie sur l’Iran.)

Le Grand Bazar est un caravansérail inimaginable où travaillent chaque jour 300 000 personnes et y commercent 600 000 clients. Partout, l’agitation. Partout, on marchande et on troque. Ce n’est pas aussi beau que le souk de la vieille ville de Jérusalem ou celui de Damas, mais plus vaste. Par la taille et l’atmosphère, on se croirait au Khan Al Khalili, le souk du Caire ; par la séparation stricte des sexes, cela ressemble plutôt au souk Al Thumairi de Riyad.

À l’intérieur, par les ruelles, c’est une succession de couleurs et d’odeurs : les épices, les fruits secs, les pâtisseries. Tous les bazaris ont une spécialité : au lieu de se diviser, ils se rassemblent par marchandise ; c’est l’inverse d’un shopping-mall. Ici, ce sont les ceintures et là, les gants de toilette. Plus loin, les cintres, les portemanteaux, puis les manteaux. Il y a une rue où l’on ne trouve que des livres bon marché en anglais, par exemple des centaines de dictionnaires Longman (ce sont des copies reproduites illégalement en Iran). Et une autre où je vois des montagnes de montres – Rolex, Breitling, Dolce & Gabbana –, toutes de contrefaçon. Dans le souk, une Rolex vaut 50 dollars ; dans les quartiers nord de Téhéran, elle en vaut 5 000.

Fatemeh, une étudiante en médecine, voilée, me sert d’interprète pour échanger avec les vendeurs de téléphones de cette ruelle spécialisée dans les portables. Modernes et bons musulmans, ils sont modérément pieux mais ont téléchargé, sur leurs mobiles, toutes les applications nécessaires. « Ça rend le téléphone halal » sourit Ramyar, l’un des vendeurs de portables. Avant même l’arrivée d’internet, le téléphone cellulaire a été pour les Iraniens une première révolution majeure. « Sans portable, le contrôle parental était presque total. Les filles, par exemple, ne pouvaient parler à personne car leur père contrôlait l’accès de la ligne fixe à la maison et surveillait donc toutes les conversations. À partir du moment où tous les jeunes ont eu un portable, les pères ne pouvaient plus contrôler leurs appels », raconte Ramyar qui gagne sa vie grâce à cette révolution. Les statistiques de l’Union internationale des télécommunications confirment que 75 % de la population iranienne dispose d’un téléphone portable et que ce pourcentage monte à 92 % parmi les classes supérieures ; 30 millions d’Iraniens auraient aussi accès à internet sur une population totale de 75 millions de personnes. « Ici, tout le monde utilise les applications de type Viber, Skype ou WhatsApp qui permettent de discuter gratuitement à partir d’un smartphone. Les SMS et le Bluetooth sont très importants car ils offrent la possibilité d’échanger même sans parler ! Les jeunes gagnent beaucoup en autonomie, et en particulier les filles », poursuit Ramyar. Il me montre, sur l’application Viber de son propre téléphone portable, la liste infinie de ses contacts, et les nombreuses conversations qu’il entretient avec des copains et « de nombreuses filles » qu’il appelle « mes girlfriends ». Étrangement, aucun des visages féminins qui apparaissent sur les petites photos des contacts n’est voilé.

« On est très libéral sur la question des femmes », dit en riant Ramyar, qui rappelle que « l’Iran n’est pas l’Arabie Saoudite ». Il évoque le fait que les femmes ne peuvent pas conduire à Riyad, même accompagnées de leur mari, alors qu’elles le peuvent à Téhéran. Ramyar trouve cette situation absurde mais plaisante quand même sur le fait que « ça rend les routes plus sûres », s’attirant alors un regard hostile de mon interprète Fatemeh, qui trouve normal, bien sûr, qu’une femme puisse conduire sa voiture. (Depuis mon séjour en Iran, une vidéo a fait grand bruit : Manal Al Sharif, une informaticienne et militante féministe saoudienne, s’est filmée en train de conduire dans les rues de Riyad et a posté les images sur YouTube et Facebook. Devenue virale, la vidéo a été dénoncée comme une « provocation » par le régime et elle a écopé de quelques jours de prison.)

Dans le petit magasin du bazar de Téhéran : un ordinateur. Relié à deux enceintes, il diffuse en continu une musique à partir d’un compte iTunes débordant de tubes iraniens importés de Los Angeles et de hits anglo-saxons. L’un des vendeurs consulte sa page Cloob, un équivalent iranien de Facebook, qui a un succès mitigé. Ramyar m’explique que Cloob est très en deçà des possibilités du réseau social américain mais qu’il a l’avantage d’être moins filtré. Surtout, il est entièrement en farsi, ce qui aide à son utilisation. « Mais Facebook aussi est en farsi », objecte un autre vendeur, qui ne me donne pas son prénom.

L’Iran, en fait, reste d’abord le pays des blogs. La blogosphère est exceptionnelle et on a parlé à son propos de véritable « blogistan » pour décrire la communauté iranienne des blogueurs. Ils sont estimés à près de 700 000. « Les blogueurs peuvent être censurés, poursuivis, arrêtés, mais ils sont difficiles à identifier, car ils sont des centaines de milliers », me dit Mohsen, un blogueur que je rencontre dans une banlieue de Téhéran. Il est au cœur de la contre-société iranienne et chanteur d’un groupe underground – ce qui est évidemment interdit et lourdement puni. « Blo- gueur et rockeur : j’ai choisi la fuite en avant », me dit-il en souriant. (J’apprendrai par la suite que Mohsen vient de purger une peine de trois ans de prison.)

 

 

INITIALEMENT PEU PORTÉ SUR LA CHOSE NUMÉRIQUE, le régime iranien a brutalement compris le risque avec la « révolte verte » de 2009. Trois millions de personnes ont bravé la police au péril de leur vie dans les rues de Téhéran – événement inouï, si l’on y songe. Pour les mollahs, le doute n’était plus permis : la raison de cette mobilisation inhabituelle venait d’une «conspiration étrangère » orchestrée sur internet, avec les vidéos de YouTube et Twitter. On se souvient que le département d’État américain avait demandé à Twitter de différer la maintenance de ses serveurs, qui aurait rendu inaccessible le réseau social durant cette « révolte verte », afin de ne pas gêner les manifestants. (Ce point a été largement débattu, mais en 2009, le nombre d’Iraniens capables d’accéder à Twitter via un smartphone était sans doute limité et il est peu probable que ce réseau social ait eu un véritable impact sur le terrain. Il a été, en revanche, décisif pour mobiliser la diaspora iranienne vivant aux États-Unis, ce qui explique que la plupart des tweets étaient en anglais et non pas en farsi.)

Toujours est-il que le contrôle d’internet a été instauré en Iran à partir de 2009. Le parlement (Majlis) a annoncé avoir débloqué 380 millions d’euros pour mettre en place un véritable système de surveillance d’internet, sur le modèle chinois. Une police du net a été improvisée : baptisée FATA, il s’agit d’une unité spéciale de la police islamique iranienne.

Je fais un test à Téhéran : je tape le mot « sexe » sur Google… et je suis immédiatement redirigé vers une page qui me propose d’acheter le Coran. Parfois, le ridicule l’emporte sur l’efficacité. Je constate ainsi que le nom d’un ancien vice-président américain est fréquemment banni en Iran : Dick Cheney. Par antiaméricanisme ? Non ! Simplement parce que son prénom est « Dick » (littéralement « queue » en anglais). Le mot est donc automatiquement supprimé.

« La censure est aveugle et balourde », souligne le blogueur Mohsen. Qui affirme que la police est la première à utiliser des antifiltres pour accéder à des contenus illicites. « Le gouvernement filtre et tout le monde défiltre », résume-t-il. En tout cas, je constate que tous les cybercafés que je fréquente à Téhéran proposent presque systématiquement des ordinateurs avec antifiltres, alors même qu’ils ont pignon sur rue. « Les meilleurs antifiltres sont les Russes ! » me précise d’ailleurs le gérant d’un internet café, situé entre le musée du Tapis et le musée d’Art moderne, près du parc des Tulipes.

La prudence est toutefois de mise. Une véritable chasse aux blogueurs a été lancée en Iran. L’un d’entre eux, Sattar Beheshti, 35 ans, très actif aussi sur Facebook, a été arrêté par la cyber-police iranienne et torturé à mort fin 2012. Un rapport des Nations unies a confirmé, la même année, que des web-journalistes et des activistes d’internet avaient été arrêtés en raison de leur activité digitale.

Le basculement vers les réseaux sociaux s’est donc accéléré. Certains blogueurs que j’ai rencontrés à Téhéran privilégient désormais, pour se protéger, les réseaux sociaux et les messageries instantanées (MSN, GTalk, BBM, WhatsApp ou Yahoo Messenger), où la censure a plusieurs batailles de retard, bien que Facebook, Twitter et YouTube soient officiellement bloqués. Plusieurs de mes interlocuteurs m’ont demandé quel était, entre Gmail, Yahoo et Hotmail, le service le plus sûr du point de vue de la confidentialité. Yahoo est mal vu depuis sa coopération avec la censure chinoise, Hotmail ne suscite guère d’avis et Gmail serait actuellement, depuis son déménagement de la Chine continentale à Hong Kong, considéré comme la messagerie la plus fiable. (Le risque d’être espionné par les Américains ne semblait guère inquiéter les blogueurs iraniens.)

«Ma vie réelle est organisée comme une page Facebook, m’explique Mohsen. J’ai des amis que j’accepte de rencontrer, ou non, en fonction d’un certain degré de confiance. Une grande prudence prévaut. Un nouveau venu qui ne partage pas avec moi des amis : danger. Mais les amis appellent les amis. » La plupart des personnes qu’il « aime » sur Facebook, les blogueurs, les fans de ses concerts de rock, tout ce petit monde constitue sa « famille ».

« La musique est la culture la plus interdite dans ce pays, explique Rasoul, batteur du même groupe. Seule la musique traditionnelle et certains chanteurs masculins sentimentaux sont autorisés en Iran. Ce sont des artistes du système, qui ont droit, eux, à des cachets et peuvent trouver un emploi comme professeur de musique. Tout le reste est interdit et bascule dans la contre-culture souterraine. La musique rock, le rap iranien, et surtout les concerts live sont tout à fait interdits par le régime. » Il fait une pause et me regarde : « Comment peut-on interdire le rock ? Comment peut-on interdire pratiquement toute la musique ? »

D’un signe de tête, je lui fais comprendre que je suis, comme lui, effaré. Il reprend : « Pourtant, à Téhéran, j’arrive à sortir tous les soirs, dans des garages, dans des salles improvisées, et une fois j’ai même fait un concert secret la nuit dans une école maternelle ! Il suffit d’être dans le réseau. » Que risque-t-il ? « La destruction de ma batterie et deux jours de prison ; dans certains cas graves, soixante-quatorze coups de fouet », affirme Rasoul. Avant d’ajouter: «Le mp3, iTunes, MySpace et YouTube ont tout changé. Les cassettes audio permettaient déjà aux jeunes d’accéder à la musique, mais maintenant ils n’ont même plus besoin de la conserver. Du coup, tout le monde connaît nos morceaux, alors qu’on est interdits par le régime et censés rester underground. »

Internet a changé la donne. Un musicien rock comme Omid, qui chante en farsi, est connu par toute la jeunesse iranienne alors qu’il est interdit en Iran et vit à Los Angeles. Grâce au téléchargement et aux compilations sur CD en mp3, c’est une star consi- dérable en Iran, comme j’ai pu le vérifier dans plusieurs soirées. Le phénomène mp3 et iTunes ont aboli pratiquement, sinon légalement, la censure sur la musique en Iran, déjà malmenée par la cassette audio. Et lorsque j’ai visité en Californie « Tehrangeles » – surnom du quartier de Westwood à Los Angeles où vivent plus de huit cent mille Iraniens –, j’ai découvert la base arrière, contre-culturelle, de l’Iran. On y trouve toute une subculture, avec des alimentations spécialisées, des cafés musulmans, des salles de concerts de rock iranien, sans oublier près de vingt-cinq chaînes de télévision satellitaires qui émettent en farsi depuis la Californie à destination des paraboles privées de l’Iran.

La libération passe même aujourd’hui en Iran par des réseaux aux noms étranges: Hotbird, Eutelsat, Türksat et, dans une moindre mesure, ArabSat, NileSat et Asiasat – les satellites étrangers accessibles depuis l’Iran.

Elle passe aussi par internet. La censure iranienne doit affronter la contre-censure américaine. Des milliers de jeunes Iraniens exilés à Tehrangeles, anti-mollahs, « nerds », fondus de numérique ou salariés de start-ups, inventent en temps réel des softwares pour déjouer les ruses de la censure de leur pays d’origine. Jamais à court d’idées, ne comptant pas leurs heures, ils profitent du décalage horaire pour « débloquer » le web. « Dès qu’un site est bloqué à Téhéran, des solutions de contournement ou des proxys sont mis en place par les Irano-Américains de Los Angeles ou de San Francisco qui le restaurent pour qu’il soit de nouveau actif le lendemain matin. C’est notre service après-vente de l’internet iranien », me confirme, fasciné et reconnaissant, Mohsen. Heureux d’en découdre avec la révolution islamique, ces immigrés font même du zèle ; et, à la différence de leurs coreligionnaires restés en Iran, ils prennent peu de risques. Certains ont fui le régime parce qu’ils étaient menacés pour des raisons politiques ; d’autres ont quitté l’Iran par choix, si l’on peut dire, pour des raisons économiques. Les blogueurs appartiennent souvent à la première catégorie ; les patrons de start-ups, qui conservent parfois la double nationalité, à la seconde. Ce qui les réunit : la nostalgie pour le pays lointain, rêvé plus que vécu. Et qui survit, même quand on habite Tehrangeles, grâce à internet. Avec Dubaï et Istanbul, la mégapole californienne constitue une base arrière, celle de l’Iran libéré, comme Miami représente une sorte de Cuba libéré.

Parfois, la communauté internet perse reçoit un message de soutien inattendu. Lorsque le nouveau président iranien, Hassan Rohani, a rejoint Twitter en ouvrant un compte (@HassanRouhani), son arrivée a été saluée par un message, en moins de 140 signes, du fondateur de Twitter en personne, posté depuis la Californie. Jack Dorsey (@Jack) lui a répondu : « Good evening, President. Are citizens of Iran able to read your tweets ? » (Bonsoir Président. Les citoyens iraniens peuvent-ils lire vos tweets ?)

 

 

AMIR EST UN ARTISTE ET UN GRAPHISTE DIGITAL que je rencontre au Web Café, un lieu branché de Téhéran, au sous-sol d’une ruelle, près de la place Imam Khomeini, dans le sud de la ville. Au premier abord, l’immeuble, à l’architecture islamo-stalinienne, surprend. Une fois à l’intérieur, la nature underground du lieu, au sens propre comme au sens figuré, ne fait plus aucun doute. Un groupe de rock répète des classiques de la contre-culture, tous interdits en Iran : Blowin’ in the Wind de Bob Dylan, Imagine de JohnLennonetleWhat’sGoingOndeMarvinGaye.Lesparoles « picket lines and picket signs » sur la brutalité de la police, les cheveux longs et la guerre résonnent dans le petit café. Les clients, garçons et femmes mêlés dans ce lieu mixte, n’y prêtent guère attention, mais Amir est fasciné par cette liberté musicale. Il me dit, en connaisseur, qu’il ne manque à l’appel que Purple Haze de Jimi Hendrix, No Woman no Cry de Bob Marley ou encore Sympathy for the Devil des Rolling Stones. J’acquiesce, ajoutant à la liste Changes de David Bowie et peut-être un Jim Morrison, When the Music’s Over. Amir mange du cheesecake. «Everything’s gonna be all right » (tout ira bien), reprend-il, citant une ligne célèbre de Bob Marley.

Le café a pignon sur rue et il est composé de trois salles enfumées où il est possible de consommer des boissons (mais pas d’alcool) et des plats du jour bon marché. Le wifi est gratuit. Un groupe d’étudiantes visionnent sur YouTube la vidéo Telephone de Lady Gaga, où des lesbiennes ont pris le pouvoir et les hétéros finissent en prison ! Autour de moi, les filles, étincelantes d’idées, accommodent leur voile à leur beauté en usant de capuches et de teintes osées. Et que de rouge à lèvres et de bijoux ! Peu importe que les Cartier soient vraies ou fausses (elles sont fausses), tout ce luxe permet de séduire autant que la loi islamique l’autorise. Une montre, du maquillage : cela se voit, même lorsqu’on est voilée. Et sous leurs manteaux noirs cintrés, elles ont les mêmes jeans troués que Kurt Cobain.

En réalité, le gouvernement iranien rêve d’un « Orient civilisé » face à un « Occident décadent », et redoute, plus que tout, la contamination culturelle occidentale : « Il sait bien que les jeunes Iraniens ne rêvent que de ça, juge mon interprète Fatemeh. Du rock au cinéma, en passant par la télévision, internet ou la liberté sexuelle, le pouvoir constate chaque jour les effets plus prononcés de cette modernité en Iran même. »

En définitive, la dictature théocratique chiite est à ce point stricte qu’elle ne laisse à la jeunesse d’autres options que de se rebeller contre des règles arbitraires, perçues comme féodales. « La révolution islamique est morte dans l’opinion. Que peut-elle offrir aux jeunes Iraniens ? Le culte des martyrs Ali et Hossein dont la mort remonte à plus de mille ans ? L’attente du douzième imam caché ? C’est à mourir de rire », explique Amir. En Iran, face à cette théocratie sectaire, une contre-culture prospère loin des préceptes des mollahs. À défaut de libertés publiques, les jeunes ont inventé les libertés privées – et ils ont adopté le portable et internet. J’ai mesuré la puissance de ces aspirations partout, souterraine certes, se cherchant à tâtons, mais opérant inexorablement un formidable remaniement des idées et des valeurs. Le régime peut sévir, punir ou assassiner, il n’a pas de prise sur cette évolution qui se nourrit de moteurs plus profonds : une démographie exceptionnellement jeune (65 % des 75 millions d’Iraniens ont moins de 35 ans), un niveau d’éducation élevé, en particulier des filles, une importante classe moyenne, des nouvelles technologies omniprésentes, une économie intérieure dynamique qui fait de l’Iran un pays émergent, et ce qu’on pourrait appeler, expressions difficiles à définir, mais si perceptibles en Iran, l’esprit du temps et l’évolution des mentalités.

Ne forçons pas le trait. Ici, l’observateur extérieur doit prendre garde à ne pas surestimer le rôle d’internet et l’influence de cette contre-société. Toutes les dictatures ont leur nomenklatura. Tous les régimes autoritaires ont leurs enclaves underground. Leurs sinécures et leurs prébendiers. S’agit-il seulement à Téhéran d’une élite dorée débridée et digitale, épiphénomène en marge du système et du reste du pays, ou d’un mouvement de fond, massif, qui unit la jeunesse, annonçant l’avenir de la société iranienne ? C’est toute la question – et de sa réponse dépend largement l’avenir de cette « République islamique » d’Iran – dont la tension entre le religieux et le laïc figure jusque dans son nom.

Plusieurs de mes interlocuteurs en Iran m’ont dit que le régime iranien, ébranlé par la force de la contestation des élections de 2009, était en train d’évoluer vers le modèle chinois. Il serait obligé de lâcher du lest sur l’économie, internet, la culture et les mœurs pour sauver ce qui peut l’être : la politique. Il ferait la part du feu.

D’autres défendent au contraire l’idée que le régime se durcit actuellement et qu’il est en train d’évoluer en dictature policière pure. Désormais, internet fait l’objet de contrôles accrus. « Ce qui est certain, c’est que le peuple et le gouvernement marchent dans des directions opposées », commente Fatemeh, qui reste néanmoins optimiste. Elle n’a plus peur des « pasdaran » (les gardiens de la révolution islamique) ni des « bassidji » (la police des mœurs qui fait respecter le port du voile et lutte contre les « immoralités sociales »). Elle pense que le numérique et la contre-culture montrent le sens de l’histoire. Cette vie underground ou online forme une véritable société civile. Cette contre-société est cachée, mais elle représente aussi la réalité de la société iranienne. In real life. Amir ajoute : « Ce n’est même plus une contre-société. C’est la véritable société. C’est l’Iran. »

 

Un internet « halal »

 

LE CAMPUS DE L’UNIVERSITÉ AL AZHAR, au Caire, est situé à quelques centaines de mètres du lieu où le président égyptien Anouar El Sadate a été assassiné. Un mémorial émouvant rappelle son souvenir, au cœur de Nasr City, une vaste banlieue au nord-est du Caire.

À l’entrée de l’université, de petits marchands proposent des pastèques et des journaux. L’accès est strictement réglementé mais, une fois autorisé, on peut circuler en voiture dans l’immense complexe qui compte une cinquantaine de bâtiments. L’un d’entre eux est connu sous le nom de ISNU. C’est l’Information System Network Unit – le cœur de l’internet musulman sunnite.

« Al Azhar représente une université d’élite et le plus haut lieu de l’enseignement théologique sunnite. Sa jurisprudence et ses fatwas sont suivies à la lettre partout. Le grand imam d’Al Azhar est le chef suprême de l’islam sunnite en Égypte, et donc, en principe, à travers le monde », confirme Ashraf Mohamad, un ingénieur qui me fait visiter les locaux. L’université, dont le nom en arabe signifie « splendide », a été construite au Xe siècle, tout près de la mosquée du même nom, dans le centre-ville du Caire. Dominé par quatre minarets et trois dômes effectivement splendides, Al Azhar est d’une grande importance patrimoniale. Elle est vénérée par les musulmans sunnites du monde entier auxquels elle délivre à la fois des masters et des fatwas. Cela n’en fait pas, cependant, le temple d’un islam radical : l’institution azharienne représente au contraire un islam modéré et mainstream, très éloigné de l’islamisme des Frères musulmans, et plus encore des courants ultraorthodoxes, comme le salafisme ou le wahhabisme saoudien. L’université reste populaire dans le monde musulman, ce qui lui permet d’attirer à elle de nombreux étudiants étrangers. Ce succès a une contrepartie : pour remplir ses missions, Al Azhar a dû ouvrir un plus vaste campus moderne à Nasr City, tout près du ministère de la Défense. Le siège historique dans le centre-ville du Caire apparaît désormais comme une simple vitrine, le campus principal étant en banlieue.

Mohamed Hosny est l’administrateur de l’Information System Network Unit d’Al Azhar. Il supervise une quarantaine de « labs » qui constituent le cœur du réseau et il me les fait visiter avec gentillesse, en faisant de petits gestes hiératiques. Au premier étage du bâtiment se trouve la tête du système : un super-computer Siemens, qui occupe une pièce entière, dont les fenêtres sont dissimulées par d’épais rideaux verts, pour le protéger de la lumière, tandis qu’une climatisation bruyante mais efficace le protège de la chaleur. Hosny répond à toutes mes questions, allant jusqu’à me donner la marque du routeur (Juniper) et du commutateur (Foundry) – tous les deux américains. Le campus fonctionne en circuit fermé, autour d’un réseau local (LAN), même s’il permet aussi l’accès à internet depuis des dizaines de serveurs connectés.

L’un des programmes phares de l’université a été baptisé Al Azhar Online Project. Lancé en 2005, financé largement par des fonds en provenance de l’émirat de Dubaï, il vise à rendre accessible, après les avoir digitalisées, les collections de manuscrits rares de l’université, des documents essentiels de l’histoire de l’islam. Parallèlement, une hotline a été mise en place afin de répondre aux questions pratiques que se posent les musulmans confrontés à la vie moderne : ils peuvent contacter l’université théologique par téléphone ou par email afin de poser n’importe quelle question, une réponse est assurée en 48 heures. Enfin, Al Azhar s’est vu confier une nouvelle mission, depuis la fin des années 1990, de censure religieuse des médias électroniques égyptiens.

En parcourant le campus, je tombe sur des salles de e-learning, un Center for software, un autre pour le hardware et, au bout d’un long couloir, une incroyable salle de réparation où je vois, entassés, des masses d’ordinateurs dépareillés – comme si en ce lieu saint on espérait restaurer les vieux ordinateurs plutôt que de les changer. En sortant des salles digitales, je croise aussi trois hommes qui prient accroupis sur de magnifiques tapis sur lesquels ont été cousues de petites boussoles – pour indiquer la direction de La Mecque.

Si l’Information System Network Unit de l’université Al Azhar semble bien rodé, je ne suis guère impressionné par le dispositif. L’ensemble du système technologique mis en place semble peu opérant, et ses moyens informatiques, poussiéreux, rarement à la pointe. En assistant à certains cours – une classe de Coran, un cours d’anglais et un cours d’informatique –, sur l’ancien campus comme sur le nouveau, je découvre des « étudiants en religion » sans cahier ni stylo, certains dormant allongés sur les bancs, des professeurs-clercs archaïques qui ânonnent dans l’indifférence générale. On sort, on entre, on téléphone. Personne n’écoute. Même les mosquées sont, à l’intérieur de l’université, misère diaprée de l’Orient, colorées mais faites de bric et de broc. Ici ou là, les chaises, neuves, n’ont même pas été entièrement dépliées de leur emballage. Et dans une des salles informatiques du campus, je vois un petit panneau avec comme slogan « Are you a digital native ? ». À Al Azhar, contrairement à ce qu’on a souvent dit, la réponse n’est pas forcément affirmative.

 

 

UN INTERNET « HALAL » ? Pour avoir une idée plus claire de ce que pourrait être une « oumma » en ligne – la communauté des musul- mans sur internet –, il faut se tourner vers d’autres horizons. Et faire confiance aux entrepreneurs, plutôt qu’aux gouvernements. En Égypte, comme dans le monde musulman en général, les patrons de start-ups ont multiplié les sites et les applications conformes à l’islam.

Au P.S Caffe, sur l’île de Zamalek – un quartier opulent et bobo au centre du Caire –, le wifi est gratuit. Une petite centaine de personnes sont là, qui regardent comme moi, avec stupéfaction, les images de la seconde révolution égyptienne en direct sur des écrans plats (j’y étais le 30 juin 2013 durant les grandes manifestations anti-Mohamed Morsi). Beaucoup suivent aussi les informations sur les réseaux sociaux avec leurs smartphones. On compare la chaîne saoudienne Al Arabiya, qui prend la défense de « la rue », et Al Jazeera, désormais haïe, qui soutient Morsi et confirme ainsi sa proximité avec les Frères musulmans.

Bien que les clients ici soient plutôt aisés, « occidentalisés », et massivement anti-islamistes, chacun a téléchargé sur son smart-phone plusieurs applications « halal », comme dit Mohammad. Cet étudiant en communication me recommande d’ailleurs iQuran, une app très populaire qui permet d’accéder au Coran (la version de base, baptisée iQuran Lite, est gratuite, la version développée coûte 1.79 euro sur l’App Store). Comme je suis étranger, Mohammad me propose de télécharger une application où le Coran est disponible en d’autres langues, ce qui est formellement interdit, puisqu’on ne doit pas, en théorie, traduire le Coran (l’application Quran Majeed Lite est gratuite, la version enrichie coûte 3.59 euros sur l’App Store). Ces différentes versions électroniques du Coran ont été télé- chargées plusieurs millions de fois. Mohammad a également souscrit un abonnement gratuit qui lui permet de recevoir, chaque matin à l’heure de la première prière, un SMS avec une citation du Coran. Il me montre les derniers messages ainsi obtenus. Ce dont il semble fier.

Durant le ramadan, que Mohammad pratique scrupuleusement, d’autres applications plus spécifiques sont disponibles. Ainsi, Ramadan Times permet de connaître l’heure exacte de la rupture du jeûne, quel que soit l’endroit où l’on se trouve (le lever et le coucher du soleil variant d’un lieu à l’autre, l’application est géolocalisée). De nombreux autres outils offrent une personnalisation – une « islamification », me dit Mohammad – des smart-phones et d’internet. Pour le ramadan qui va bientôt commencer, l’étudiant a choisi d’apprendre l’anglais, et il me montre une application qui va l’aider à améliorer son vocabulaire. Je m’étonne d’une telle activité païenne. « Chaque année, pour le ramadan, je me fixe des objectifs. C’est un moment d’introspection sur soi, d’effort et de projet. Je suis en vacances avec ma famille, je n’ai rien à faire de la journée. Au lieu de regarder des feuilletons du ramadan, comme tout le monde, je choisis des tâches à accomplir. Cette année, je veux suivre des cours sur internet et améliorer mon anglais. »

Ismaïl nous a rejoint. Il commande une boisson à la mangue – on ne sert pas d’alcool au P.S Caffe – et réserve une chicha. Lui aussi semble fier de son smartphone Samsung, un Galaxy S4, sur lequel ont été préinstallés, par son opérateur Vodafone-Egypt, une boussole coranique qui indique La Mecque, un petit compteur islamique digital permettant de calculer le nombre de versets récités (misbaha numérique) ainsi qu’une application géolocalisée qui indique les heures de prière cinq fois par jour (Adhan) et les supplications (Du’a). Bien qu’il soit peu pratiquant, Ismaïl a également téléchargé une version du Coran récité par le célèbre cheikh Ahmad Ajami (Holy Quran, gratuite sous Google Play pour téléphones Android). « L’avantage de cette version, c’est qu’on peut télé- charger les sourates, une à une si l’on veut, pour les écouter quand on est off-line, et aussi les partager en Bluetooth », me dit Ismaïl. En regardant l’application, je constate que sa nouvelle version permet une fonction « Stop playing when somebody call you ». « C’est plus respectueux, souligne Ismaïl, d’arrêter momentanément la lecture du Coran lorsqu’on reçoit un appel ! »

Halal ou pas, ces applications sont considérées par les islamistes comme irrespectueuses du Prophète. Certains imams ont même lancé des fatwas contre l’usage des versets du Coran en guise de sonneries de téléphone portable ; d’autres ont voulu interdire entièrement internet et les nouvelles technologies. Mais les pratiques populaires se soucient d’autant moins de ces diktats que l’islam sunnite est une religion sans clergé, contrairement à l’islam chiite. Les musulmans écoutent les avis des imams mais ne répondent qu’à Dieu, ce qui favorise les interprétations personnelles. À mesure que les smartphones se généralisent dans le monde arabe, les applications supposées « halal » et les gadgets mobiles se multiplient. Mais chacun se fabrique un islam sur mesure.

Peu sensible aux préceptes autoritaires de l’establishment religieux, Zac, un autre étudiant, me fait écouter des sonneries de téléphone portable « du Prophète ». Il les a réservées à son père et à sa mère, préférant un extrait d’une chanson de Rihanna pour ses amis. Et, d’ailleurs, il me fait connaître le site Anghami, une sorte de Spotify pour le monde arabe. L’application du même nom, disponible en anglais ou en arabe, permet d’accéder à toutes les stars du Moyen-Orient, de l’Égyptien superstar Amr Diab à l’Irakien Majid, en passant par le Syrien George Wassouf, les Saoudiens Abou Baker Salim et Mohamed Abdo (sur la pochette des albums que l’on peut écouter en streaming, ils portent tous les deux un keffieh), ou encore de la Tunisienne Latifa, de la Syrienne Assalah ou de la Libanaise Elissa.

Le P.S Caffe est maintenant bondé. Un magasin de meubles, à deux pas, vient de fermer et le gérant du bar a élargi sa terrasse jusque devant cette boutique, doublant la superficie de son commerce. Fumant des chichas parfumées à la cerise, sirotant des smoothies glacées et mangeant des pâtisseries américanisées – des muffins au chocolat –, Ismaïl, Mohammad et Zac débattent maintenant entre eux d’internet. Le prétexte est l’ampleur de la manifestation anti-Frères musulmans qui est en train de se dérouler : les réseaux sociaux ont-ils favorisé cette mobilisation de force ? Tous affirment qu’ils ont reçu des dizaines d’alertes sur leurs téléphones et qu’ils ont vu les pétitions anti-Mohamed Morsi sur Facebook. Il ne fait aucun doute pour eux que la mobilisation a été accentuée par les moyens technologiques. « Mais le ressort principal, c’est l’échec des Frères musulmans qui ont été incapables de gérer le pays et ont voulu accaparer tous les pouvoirs », explique Zac.

La conversation s’oriente sur le numérique. Ils évoquent maintenant Maktoob, le portail arabe (racheté par Yahoo) : Mohammad trouve qu’il est pratique pour accéder à ses emails car il est en arabe, alors qu’Ismaïl considère que le service est ringard et lui préfère Hotmail et Gmail. Ils discutent aussi du site ArabNet qui connecte les geeks arabes entre eux et du site Diwanee, basé à Dubaï, qui connecte, lui, les femmes arabes. Une petite dispute s’ensuit concernant les GPS qui ont un indicateur de La Mecque préinstallé par défaut dans certains taxis en Égypte : Zac se moque des chauffeurs qui multiplient ainsi les totems et les Corans à l’avant et à l’arrière de leur voiture pour se protéger en cas d’accident, « mais ne mettent jamais leur ceinture de sécurité ».

Les trois Égyptiens me parlent aussi de sites plus prosélytes, à commencer par Islam Online (islamonline.net/ar/). Basé au Qatar et lancé par la superstar de la téléprédication islamiste d’Al Jazeera, le cheikh Youssef al-Qardaoui (exilé égyptien que l’on sait proche des Frères musulmans), le site se propose de répondre aux questions concrètes que se posent les musulmans pour vivre dans la modernité tout en étant de bons croyants. Dans la section « Ask the Scholar », les internautes peuvent poster une question et recevoir une réponse. Des millions de personnes sont influencées par ses avis et ses fatwas, qu’elles soient diffusées sur Al Jazeera ou sur Islam Online. (Youssef al-Qardaoui reste une figure controversée : grand défenseur des Palestiniens auteurs d’attentats suicides, ennemi des États-Unis à cause de l’invasion en Irak, ayant appelé au jihad contre la France en raison de l’interdiction du port du foulard islamique dans les écoles publiques, mais critique envers Al-Qaida qu’il a dénoncé pour les attentats « contre-productifs » du 11 septembre, il a su être, à l’occasion, l’interprète d’un Islam progressiste, notamment vis-à-vis des femmes).

 

 

LES FRÈRES MUSULMANS n’ont pas été, par leur action, à la hauteur de leur éclat d’opinion. Mais, prédit Mohammad, ils « resteront très influents ». Et il ajoute : « Grâce à internet. » Avant la chute de Moubarak et depuis celle de Morsi, les Frères musulmans ont prouvé qu’ils étaient capables d’être puissants sur le web. Leur site principal (ikhwanonline.com) se double d’une version en anglais (ikhwanweb.com) : ce sont deux courroies principales de transmission de l’information islamiste. « Les Frères musulmans ont été habitués à vivre dans la clandestinité, sous Moubarak, et aujourd’hui encore ils font l’épreuve de la marginalité : ils sont donc bien préparés à fonctionner sur le web. Ils ont créé en particulier un groupe d’action digitale qui intervient dans les conversations de Facebook. Ce sont de véritables “trolls” ! Parfois, ils déposent des milliers de demandes automatisées d’interdiction d’un compte Facebook avec des prétextes fallacieux. Facebook ne vérifie pas toujours et, du coup, le compte d’un démocrate égyptien peut être fermé, au nom de la pornographie, alors qu’il n’y a jamais rien eu de tel dans sa conversation ! » m’explique Randa Abou El Dahab. Je rencontre cette célèbre blogueuse chez Estoril, un restaurant nassérien du centre du Caire, où l’on croise encore de vieux socialistes anti-Frères musulmans et des nationalistes panarabes à l’ancienne. Selon elle, l’ingénieur et millionnaire Mohammed Khairat Saad El Shater a organisé et financé massivement la présence sur internet des Frères musulmans (en juillet 2013, après la seconde « révolution » égyptienne, ce leader islamiste a été arrêté et incarcéré).

D’autres observateurs sont moins convaincus par la force de frappe digitale des Frères musulmans. Ainsi du blogueur Mohammed El Gohary qui souligne que la confrérie n’a même pas été capable de contrôler le web lorsqu’elle a eu, entre 2011 et 2013, les pleins pouvoirs. « Ils ne comprenaient rien à internet. Ils n’ont même pas su bloquer les sites les plus virulents de l’opposition. Et, par exemple, ils ont tenté de faire un procès à un blogueur qui était cité sur Twitter. Lequel a été immédiatement blanchi par la justice : ils n’avaient même pas fait la différence entre le fait de twitter et le fait d’être mentionné sur Twitter!» Pour lui, comme pour d’autres experts, les Frères musulmans sont un parti trop centralisé et trop rigide dans sa communication pour être totalement à l’aise avec internet. L’interaction, les commentaires, la liberté des blogueurs, y compris lorsqu’ils sont islamistes, ne sont pas bien tolérés par le parti. Longtemps dans l’illégalité (et à nouveau aujourd’hui), il s’est construit dans une culture du secret, un sens de la discipline et de la hiérarchie très strict, avec une volonté de contrôle vertical de l’information. Ce modèle autoritaire d’allégeance et de soumission ne colle pas à la nature horizontale et non-hiérarchique du web. El Gohary reconnaît toutefois que les Frères ont été capables d’anticiper l’influence du web et le rôle de Facebook dans les pays arabes, dès la fin des années 2000. Et qu’ils se sont adaptés à la clandestinité, préférant multiplier les sites web que les bureaux, les « followers » que les salariés. « Mais ils l’ont fait grossièrement, à l’ancienne, “the old way”, sous un mode de propagande, avec des attaques de personnes et la multiplication des rumeurs. Ce n’est pas nouveau : ils faisaient déjà cela dans leurs journaux. La seule chose qu’ils n’ont pas comprise, c’est qu’on a maintenant les moyens d’organiser sur le web une contre-attaque et de démentir immédiatement leurs fausses rumeurs. C’est pour cela que les intellectuels qui critiquent le web à cause des rumeurs ont tort : les rumeurs existaient déjà auparavant dans la presse écrite. Mais maintenant, il est possible, plus facilement, de les dénoncer. »

 

 

APRÈS LA RÉVOLTE « VERTE » EN IRAN EN 2009, et au moment des révolutions arabes de 2011, des voix se sont élevées pour contester la pertinence de mobilisations démocratiques influencées par internet. À partir du cas iranien, le journaliste américain Malcolm Gladwell a ironisé, dans un article célèbre du New Yorker, intitulé « Small Change, Why the Revolution will not be tweeted », sur ces activistes « qui étaient, auparavant, définis par leurs causes ; et qui sont aujourd’hui définis par leurs outils numériques ». Pour lui, internet et les réseaux sociaux créent des « weak ties » (liens faibles) entre de simples « acquaintances » (connaissances), quand pour se mobiliser véritablement, il faut des « strong ties connections » (liens solides) et de vrais « amis ». Du coup, il a dénoncé les « évangélistes des médias sociaux » et les « cyber-utopistes » qui confondent l’activisme paresseux de Facebook avec les mobi- lisations réelles qui nécessitent des organisations hiérarchiques. Facebook serait un bon outil pour « participer » et bâtir un réseau mais non pas pour « agir ». Pas question, selon lui, de parler de « révolution Facebook » ou de « révolution Twitter ». Publié en octobre 2010, le fameux article de Gladwell a été presque entièrement démenti quelques semaines plus tard par Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes, dont l’immolation par le feu à Sidi Bouzid devait déclencher, d’abord en Tunisie, puis un peu partout dans le monde arabe, l’une des mobilisations les plus extraordinaires de ces dernières années. Et il est indiscutable que les vidéos postées sur YouTube et les pages Facebook ont joué un rôle décisif dans ce « printemps arabe ».

Pour autant, si la thèse pessimiste de Gladwell ne passe pas l’épreuve des faits, il est évident qu’internet joue un rôle plus ambivalent dans son rapport à la démocratie. Au Maroc, par exemple, j’ai rencontré des blogueurs pro-régime, petits soldats de la monarchie autoritaire, qui passent leur temps à dénoncer les blogueurs démocrates, s’évertuent à noyer les informations critiques sous une avalanche de contre-information, et n’hésitent pas à avoir recours aux rumeurs et à la calomnie. De tels personnages prouvent qu’un blogueur n’est pas nécessairement du côté du progrès ou du « bien ».

De même, en Algérie, j’ai pu constater comment le Département du renseignement et de sécurité (DRS) réussissait à infiltrer les forums, à répandre des rumeurs grâce à des sites alliés et à contrôler le web sous prétexte de lutter contre le terrorisme. Plusieurs blogueurs ont été arrêtés. Et certains sites, liés aux services de sécurité, peuvent se révéler plus nocifs encore. « Echorouk est un journal et un site populiste, très conservateur, dont la mission est de polluer l’espace public et l’espace numérique », me confirme, à Alger, Fayçal Metaoui, éditorialiste du journal concurrent, El Watan.

À Ramallah, en Cisjordanie, l’un des plus célèbres journalistes du Moyen-Orient, Walid Omary, dirige le bureau palestinien de la chaîne Al Jazeera. Lui aussi défend internet tout en s’en méfiant. Lorsque je l’interviewe là, il me dit avoir mis en place, pour couvrir à la fois la bande de Gaza et la Cisjordanie, un système d’information « archaïque et ultramoderne ». Afin d’être le premier informé de tous les événements qui se passent dans « les territoires » sans être victime des innombrables rumeurs, il a créé « un réseau de correspondants fiables dans chaque ville, lesquels sont eux-mêmes reliés à des dizaines d’informateurs bénévoles ». Tous communiquent entre eux par SMS, Facebook et par internet. « On a à la fois la rapidité du web et le contrôle journalistique par des sources fiables », détaille Omary. Et lorsqu’il a des informations qui mettent en cause les forces armées israéliennes, cet Arabe qui a un passeport de l’État hébreu, prend contact avec Tsahal pour recouper ses sources. Grâce à ce système, il a été capable de couvrir de l’intérieur des territoires la seconde Intifada en 2000 ou la guerre de Gaza en 2008-2009. Il fut aussi le premier à découvrir que le nombre de morts dans le camp palestinien de Jénine, lors de l’inter- vention israélienne de 2002, était bien inférieur à ce que ses habitants affirmaient, « même s’il y a eu 63 morts, ce qui est déjà beaucoup trop », ajoute Omary.

Dernier témoignage : celui du cofondateur de Nawaat, le site tunisien qui symbolise encore aujourd’hui la révolution tunisienne. Riadh Guerfali se réjouit, lorsque je l’interviewe à Tunis, début 2014, de la nouvelle Constitution du pays qui garantit, dans son article 32, l’accès à internet, « une première mondiale. » Trois ans après la chute de Ben Ali, Guerfali continue à penser qu’internet a été décisif mais qu’il fut d’abord « un outil » : « Ce n’est pas internet en tant que tel qui a favorisé la révolution, c’est cette part incontrôlée d’internet qui a contribué à l’accélération de l’histoire. » Au no 42 de l’avenue Bab Bnet à Tunis, j’assiste à une réunion de formation des nouveaux blogueurs de Nawaat : Guerfali et son comparse Malek Khadhraoui sont en train de recruter de jeunes collaborateurs pour leur « blog collectif militant », comme l’appelle Khadhraoui (qui me précise que tous les articles y sont en « creative common »). Si l’énergie de la révolution semble lointaine et si le site a besoin de sang neuf pour survivre, il compte encore 700 auteurs. En quittant Guerfali et Khadhraoui, je tombe sur une immense affiche dans le hall d’entrée de Nawaat : un magnifique portrait de Mohamed Bouazizi.

 

 

ON LE VOIT, À CHAQUE PAYS SES SPÉCIFICITÉS. Le blogueur égyptien Mohammed El Gohary résume le débat : « Parler pour les pays arabes de “révolution internet ou Facebook” est certes abusif. En même temps, la mobilisation est allée plus vite en Égypte grâce à Facebook, YouTube et surtout grâce aux SMS. Les réseaux sociaux ont été des catalyseurs. Ils ont accéléré une dynamique qui n’a pas été créée par eux. En résumé, on ne peut pas dire que Facebook a fait la révolution mais on ne peut pas dire non plus qu’il ne l’a pas faite. » Sans les nouvelles technologies, l’e-révolutionnaire Slim Amamou, le blog collectif Nawaat et l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, n’auraient peut-être pas été à l’origine de la chute du régime tunisien ; sans le groupe Facebook « We Are All Khalid Said », créé par un responsable marketing de Google de 31 ans, Wael Ghonim, en hommage à un jeune Égyptien assassiné par la police, le régime de Moubarak ne se serait peut-être pas effondré aussi rapidement ; sans les cyber-activistes de l’organisation Tamarrod – épaulés par l’armée – et leur pétition sur les réseaux sociaux, le régime des Frères musulmans ne se serait pas évanoui, sur la place Tahrir du Caire, en quelques jours, en 2013. Il est difficile de nier les vertus émancipatrices du web.

À cela il faut ajouter le facteur démographique, qui a des conséquences sur les usages d’internet. Environ 60 % de la population du Moyen-Orient et du Maghreb a moins de 30 ans aujourd’hui : 61 % en Égypte, 58 % au Maroc et en Algérie, 60 % en Arabie Saoudite, 64 % en Jordanie, 72 % dans les territoires palestiniens, et encore 52 % au Liban et en Tunisie. Connectées et numériques, ces nouvelles générations accélèrent l’adoption d’internet par l’ensemble de la société arabe. La progression d’internet est presque partout exponentielle et l’accès au web dépasse désormais systématiquement 50 % de la population (à l’exception de l’Irak et du Yémen), les pays du Golfe étant eux au-delà de 70 %. Le nombre d’utilisateurs de Facebook est également très élevé, avec par exemple près de 6 millions de personnes en Arabie Saoudite (sur 26 millions d’habitants), et les chiffres sont très importants aussi dans le reste du Golfe, en Jordanie et au Liban.

Comme d’autres, le blogueur Mohammed El Gohary souligne toutefois que, si les réseaux sociaux ont prouvé leur efficacité pour organiser la mobilisation des foules, et pour « faire la révolution », ils sont beaucoup moins efficients pour « construire un programme politique et pour aider à gérer un pays ». Si YouTube et Facebook ont fait la preuve de leur utilité pour mettre en marche la révolte, il leur reste encore à prouver qu’ils peuvent aider à l’institutionnalisation de la démocratie.

De leur côté, le Hezbollah, le Hamas, comme les Frères musulmans, montrent qu’internet est compatible avec toutes les forces politiques. Il peut être embrassé par les libéraux comme par les régimes autoritaires, offrir un canal de diffusion au terrorisme ou à la paix, être récupéré pour le jihad, mais aussi par les militantes féministes ou les activistes arabes gays. Instrument de libération et de répression : ces deux lectures d’internet sont également vraies. Selon les territoires et les contextes, les réseaux sociaux peuvent être du côté de la démocratie ou du côté de la dictature. Ce sont des outils à double tranchant, ni bons ni mauvais en soi, mais ils permettent – ce n’est déjà pas si mal – une interactivité, un dialogue, et ouvrent la porte à de nouvelles « conversations ».

Le 30 juin 2013, le soir même de la plus grande manifestation anti-Mohamed Morsi, celle qui allait déclencher sa chute, la jeunesse égyptienne était bel et bien sur les réseaux sociaux. Toutes les personnes que j’ai interrogées cette nuit-là, sur la place Tahrir, avaient à la main un téléphone portable. Chacun postait des messages sur Facebook, envoyait des SMS, uploadait des photos sur Twitter ou tentait de regarder YouTube (l’accès 3G a été cependant très limité à mesure que la foule s’amassait). C’était une jeunesse urbaine, mobilisée, anti-islamiste, certes, mais c’était aussi une foule ordinaire, estimée ce soir-là à plus d’une dizaine de millions de personnes en Égypte. Cette révolte de masse a fait – on l’a constaté depuis – le jeu de l’armée ; elle débouchera, peut-être, sur un régime militarisé et autoritaire. La liberté de la presse y est, à nouveau, menacée : des journalistes d’Al Jazeera, parmi d’autres médias, ont été arrêtés et de nombreux sites web islamistes fermés. On peut même penser que la « révolution » de 2013 annule, en quelque sorte, celle de 2011 et la chute de Moubarak. Il n’empêche : internet a joué, dans les deux cas, un rôle crucial. L’expression « révolution Facebook » est peut-être excessive, mais il est indéniable que les téléphones portables et les réseaux sociaux ont été des outils décisifs de ces révolutions. De véritables « téléphones arabes ».

Et ce soir-là, place Tahrir, entre les vendeurs de bouteilles d’eau, de pop-corn, de patates douces chaudes et de thé à la menthe, j’ai remarqué d’innombrables petits stickers vendus 3 livres égyptiennes (30 centimes). Alors que les feux d’artifice illuminaient le ciel, que tout le monde chantait et que des milliers de drapeaux égyptiens étaient brandis par une foule incommensurable, j’ai acheté quelques exemplaires de ces autocollants. En hommage au roman 1984 de George Orwell et en une allusion, à peine voilée, aux Frères musulmans, ils portaient comme slogan, ironiquement : « Big Brother is watching you. »

 

 

(* Le texte qui précède est extrait de SMART, ENQUÊTE SUR LES INTERNETS, publié en 2014 chez Stock. Ce livre est en cours de traduction dans une vingtaine de pays. © Tous droits réservés. ]